j'irai cracher sur vos tombes (fiche)

Il n'existe pas de plus somptueuses créatures que les bêtes sauvages.

Invulnérables, elles ne se cachent dans aucun recoins de l'obscurité mais s'exposent à la pleine lumière, certaines de leur toute puissance. Elles se savent régnant sur les terres hostiles, elles connaissent leurs forces propres et leurs violences, plus vulgaires, plus meurtrissantes que celles de tous les autres. Elles prennent l'espace qui leur revient: l'espace entier.

Elles ont la haine.
Une fièvre démentielle qui les anime, une hystérie qui ne connaît ni logique, ni raison, ni accalmie: la faim carnassière, celle qui érode les intestins, celle qui hurle famine sans relâche. Rien au monde ne peut assouvir leur désir de bruit et de fureur. Aucun festin sanguinaire ne peut repaître leur appétit sans limite et sans gêne. Aucun ravage n'apaise leurs carcasses intranquilles: toujours il leur faut plus de chair, plus de sang, plus de cris.

Eux pensent pouvoir les mater.
Ils ont façonné de belles et grandes structures, déployé un système complexe et suffoquant pour les maintenir, toute une architecture inamovible qui les garde sagement enfermées. Oh ils croient pouvoir les écraser et les garder ainsi en otage, les cantonner à de simples images, comme de beaux objets qu'on mettrait sous cloche et que toujours elles y demeurent, qu'elles n'y bougent plus. Mielleux, ils leur font croire que ces barreaux ne sont pas des cages, non, que ce système carcéral n’est qu’un simple prolongement d’une pureté biologique. Que les bêtes sauvages ne sont ni des bêtes, ni sauvages et que cette oppression qu’ils exercent n’existe que pour les protéger, elles qui sont si tendres, si vulnérables. Médiocres sous-merdes. Ne savent-ils pas qu'il n'y a pas de tendresse au cœur des volcans ? Seulement de la lave atroce, lourde de dévastation. Faut-il qu'elles brisent leurs nuques jusqu'au dernier; elles les briseront. Elle les anéantirons.

Car plus somptueux encore que les bêtes sauvages est le massacre qu’elles laissent sur leur passage. C’est le grondement juste avant l’orage et Dora le savoure déjà.

Le carnage sera sublime. Il sera monstrueux.

Ses grands yeux visqueux sont posés sur la nuit froide et rectangulaire.
Du port s'échappe une brise humide, marine, des odeurs d’eau croupie et de poissons rance. Au bord des quais, les premiers pêcheurs s'apprêtent à embarquer. Elle les observe qui s'agitent, leurs corps comme un trop-plein de glaise qui se meuvent, englués dans l'obscurité. Les phrases sont brèves et rauques, entrecoupées du bruit de l'effort: le soulèvement des caisses, des filets noueux et de tout un tas de matériel longiligne, complexe, qu'elle ne reconnaît pas.
Comme elle adore les voir s'afférer ces belles mécaniques du corps cadencés par le couinement de leurs cirés imperméables. Il sont une dizaine de vieux et de moins vieux, surtout un, qui brave le froid matinal en tee-shirt: elle suit le blanc des bras qui se détachent du reste, longs et étirés et pense à l'empreinte qu'elle laisserait si ses crocs répugnants s'enfonçaient dans cette chair blême.
Mais le matin va se lever bientôt et ils doivent embarquer. Le bateau de pêche s'amorce et le vrombissement du moteur vient se superposer, identique à leurs voix. Bien réglés, ils ont pris leurs positions définies sur le dock et s'élancent en mer. En les voyant s'éloigner, elle leur adresse un signe de la main: ils sont un peu loin mais le jeune aux bras se retourne et capte son mouvement qu'il lui rend. Sa langue passe sur ses babines terribles et elle sourit.

Dans le jour elle s'enfonce et rejoint le quai pour remonter le ponton.

L’accompagnent les bruits creux des coques des bateaux qui se heurtent entre elles, les grincements noueux de cordages qui se tendent et se détendent, les clapotis limpides des bouées qui barbotent dans l’eau et les cris gutturales des mouettes. Elle passe les premières chaloupes qui tanguent, dépasse un catamaran puis se plante devant un petit voilier miteux : le pont est jauni et sale, la coque recouverte de plantes brunâtres. Elle pose un genou plié sur la corde qui amarre le bateau au quai : celle-ci s’infléchit et c'est tout le voilier qui coulisse sur l’eau, s’avance vers elle. Quand il est assez proche, elle saute, d’un mouvement lest et atteint le cockpit en deux grandes enjambées. Le teck est tiède de la matinée qui s’amorce.

Elle passera la journée dans l’errance.
Fera carboniser de la polenta pour le petit déjeuner. Prendra une douche à la capitainerie et zonera dans le port. Se perdra sur la côte, trempera ses pieds dans les vagues puis dans le sable gadoueux. A pleines mains elle ramassera les algues puantes qui pourrissent sur la plage, celles qui sont infestées de moucherons. Certains lui parleront dans une langue qu’elle ne connaîtra pas, sûrement interloqués par cet enfant seul, sans géniteurs, sans gardien, aux cheveux rongés par l’air marin et la peau écrasée par le soleil, les vêtements immenses, informes et incolores.
Plus tard, elle s’en retournera à son épave, attendra le retour de ses parents partis gagner à peine de quoi échapper à leur misère. Sa mère lui fera faire quelques exercices d’anglais, d’arithmétique et lui parlera de Ceaușescu. Tandis que son père, dans le minuscule espace cuisine, chantonnera en faisant griller les maquereaux du dîner. Le soir, dans sa cale aussi grande qu’une niche, elle lira les livres de métallurgie de son père, datant de l’époque où ils résidaient à Reșița.
Mais ses parents ne reviendront pas. Deux jours plus tard, elle sera éveillée par la hommes du port car il faut payer la nuit et dans un anglais à couper au couteau, elle leur dira d'aller se faire foutre en leur crachant dessus. Alors il faudra appeler les autorités pour déloger l'intruse. Elle hurlera à en faire relever les morts et se débattra comme un diable s'accrochant à la barre, à la bôme, au winch, à un rien de ce voilier miteux qui est son unique maison. Entre deux tentatives d'enfoncer ses dents dans le bras d'un policier, elle vocifère dans un roumain incompréhensible que ses parents vont revenir. Rien n'y fera: on l'embarquera de force.
Ses parents ne reviendront pas.

Comme un naufrage elle a échoué dans le laboratoire. C'est ici qu'elle s'ancre, l'oculaire rivé sur le microscope électronique à détailler les stries d'une rupture par fatigue. A mélanger les agents chimiques avec la dextérité et la passion des artistes dans le seul but d'observer un grossissement de grain sur une austénite 304. A découper de la tôle à la scie circulaire puis à la détailler à la meuleuse à air. A écouter le grincement pénible des bacs à ultra sons.
Il parait que c'est une école de génies ici; mais Dora ne se sent pas surdouée. Non c'est bien pire: elle est éprise, fascinée par cette matière grisâtre et froide dont elle décortique les comportements avec une obsession maladive. Dora aime le métal bien plus que les êtres humains.
Elle a apprit quelques mots d'anglais; juste assez pour emmerder le monde. Elle beugle des injures apprises par cœur quand on veut la déterrer du laboratoire comme un an auparavant, quand on tentait de la séparer de son navire.
Un an, la vie s'est désossé. L'enfance passée à vagabonder sur les mers auprès de ses géniteurs s'est engloutie, logée dans un angle mort de sa mémoire. Qu'importe. Tandis que ses mains cabossées par le travail manuel remontent les courbes du diagramme Fe-C, Dora sait, que c'est auprès du métal qu'elle n'a jamais cessé d'exister.