lux was the last to go

Il arrive souvent que les enfants soient à court de sous malgré la générosité de la petite allocation qui leur sert d’argent de poche. On est loin de la fin du mois et il y a un nouveau film à voir au cinéma, un nouveau jeu très attendu qui vient de sortir, une paire de baskets qui fait la fureur sur instagram… Ils se tâtent à demander une avance aux adultes en charge, mais on sait très bien qu’on ne fait d’exception pour personne.

C’est là que, penauds mais résignés, ils décident de voir leur dernier recours. Celle dont on sait qu’elle a toujours les poches profondes et un fichier de comptes constamment actualisé dans les fichiers de son téléphone.

Les années lui ont forgé une réputation sévère. D’une gamine sauvage et brute, elle est devenue une adolescente au parler vulgaire et peu empathique aux soucis de ses congénères. On soupçonne que malgré son réseau tentaculaire et ses rires bruyants, elle n’a pas vraiment d’amis.

Avachie sur son siège, le visage presque caché dans ses cheveux d’un roux terne, Lux paraît dormir et pourtant ses yeux sont alertes aux nouvelles du monde qui arrivent sur son téléphone. Les notifications sifflent en permanence : ces actions qui grimpent, cette entreprise qui essuie un échec de stratégie, cette nouvelle crypto-monnaie montante, tout passe au crible de son implacable machine cérébrale. Cette adolescente banale qui engloutit incessamment des chips au paprika réfléchit constamment à ses futurs rendements et comment s’en vanter auprès des autres.

Car chaque billet en plus dans sa poche, chaque chiffre en plus dans son compte en banque lui prouvent que son existence a un but. Elle sait qu’elle n’a pas les capacités mathématiques pour égaler un Near ni la volonté acharnée qui caractérise ses principaux rivaux. Quelque part, elle est consciente que son avidité est un artifice qu’elle a construit pour se protéger de l’échec et de la solitude.

A chaque fois qu’elle met à jour son tableur de prêts et de mensualités, un sentiment chaud l’enveloppe, et ce n’est pas le taux d’intérêt scandaleux qu’elle pratique - c’est le lien qui l’unit à tous les enfants et adolescents qui un jour sont venus vers elle et lui ont demandé son aide.

Le buffet était magnifique. Grillées et brillantes, les crevettes en bataillon semblaient la prier de toutes les prendre dans son assiette et de n’en laisser à personne d’autre. Lisa prend la pince en inox et s’emploie à dresser le monticule le plus stable de crevettes en équilibre sur sa petite assiette, de celles réservées aux enfants. Elle s’imagine déjà comment elle va les manger, certaines à la main avec de la sauce, d’autres avec du riz sauté parfumé, après les avoir décortiquées avec élégance. C’était sa troisième assiette ; malgré la profusion et la diversité des plats, son attention s’était focalisée sur les crustacés roses.
« Quel âge a votre fille madame ? »
« C’est ma nièce. Elle a six ans. » entend-elle répondre. Ses oreilles chauffent : elle a huit ans mais sa tante ment. Les enfants de moins de sept ans mangent gratuitement dans ce restaurant, et la serveuse avait dû trouver son mètre quarante suspect. Elle la voit qui s’approche d’elle. Elle plie un peu des genoux pour paraître plus petite. Mais avant de pouvoir sécuriser son assiette, sa tante la saisit par le bras et elles sont en train de détaler vers leur voiture.
Elle perd ses tongs sur le parking mais il n’y a pas le temps de les ramasser - elles sont déjà sur la route.

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On ne parle pas d’argent devant les enfants. Aussi démunis et malchanceux que l’on soit, il ne faut pas. Ils doivent penser à l’école, aux dessins animés, à leur goûter d’anniversaire, à se brosser les dents, pas aux factures majorées et aux relances des huissiers.

Même Ursula le savait, alors elle fermait son clapet. Elle déchirait les enveloppes du courrier vite fait avec ses ongles dans la cage d’escaliers, puis les fourrait à peine lues dans son sac quand sa nièce lui ouvrait la porte.

Plus tard, elle sortait un autre butin des sacs en plastique du supermarché et elle préparait le diner. C’était souvent des sachets de soupe en poudre avec lesquels elle préparait des macaronis trop cuits - parce que ses parties de poker en ligne lui faisaient oublier la casserole.
Quand il y avait du pain à l’ail congelé, et qu'il chauffait dans le four mal entretenu, l’odeur attirait la petite fille dans la cuisine. La gamine lui rappelait beaucoup sa sœur, avec son regard clairvoyant et sa diction prononcée. Mais elle tenait un truc d’Ursula : c’était sa manière de fureter des yeux, l’air de rien, de dépouiller visuellement quelqu’un, un endroit, en feignant l’indifférence.

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Cette fois où elle a ouvert la boîte aux chaussures et découvert une paire de baskets d’un blanc éclatant, Lisa en a perdu la voix. Elle n’avait jamais osé se plaindre de ses vieilles godilles de seconde main, mais il lui a semblé que ses pieds n’avaient désiré que ça toute leur vie. Pourtant, elles sentaient très fort le plastique et le cuir de mauvaise qualité présentait déjà des rides quand elle les a essayées. Mais la mémoire ne retient que ce qu’elle choisit de sauvegarder, et ainsi elle ne se souvient que du lendemain à l’école, où elle aurait juré que toute la classe ne regardait que ses pieds.

Après cela, ces chaussures se sont cassées et il y en a eu d’autres, beaucoup de nouvelles paires, toujours plus chères.
Le bonheur de la première fois s’est mue en un dégoût silencieux. Elle ne savait pas si c’est parce qu’elle pensait que sa tante les volait à l’hypermarché, ou si tout simplement, plus il y avait de chaussures, et moins elle la voyait.

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Quelque part, dans des bureaux administratifs à Tallahassee, des employés classent des dossiers d’escrocs locaux, de ceux qui arnaquent des vieux ou font du vol à l’étalage le dimanche, et relèvent un dossier incohérent. Ursula Kleinfeld, réceptionniste dans un motel premier prix, arrêtée par des vigiles alors qu’elle tentait de voler des bouteilles de vodka discount, se trompe dans ses déclarations d’impôts et paye une amende. Jusque là, rien de particulier. Mais comment cette femme sans famille, qui avait abandonné l’université dans sa première année, s’était retrouvée à gagner des dizaines de milliers de dollars en un an ?

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Ursula elle-même ne le crut pas quand elle vit de ses propres yeux sa nièce naviguer dans le jeu avec aisance. Ses doigts encore maladroits sur le pad tactile faisaient glisser des jetons au centre de la table. Elle jouait au poker en ligne comme d’autres enfants jouent à Super Mario. Tout semble aller de soi et les parties du tournoi s’enchaînent sans qu’elle ne commette la moindre erreur.

Elle était persuadée d’avoir gagné tout cet argent elle-même, elle explique en étouffant ses sanglots. Techniquement, vous n’avez commis aucune fraude, madame, la rassure l’agente du bureau des revenus. Mais une courte enquête a révélé qu’elle s’absentait régulièrement et laissait sa nièce seule pendant des jours. Il serait plus sage de placer l’enfant dans un établissement adapté.

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Des années après, Lux reviendra en Floride en reverra les lieux de son enfance. Les panneaux qui indiquent Cap Canaveral, où sa mère travaillait avec fierté. L’hôpital où elle allait après l’école quand sa mère était malade. Le motel où sa tante logeait. Le restaurant chinois et son buffet de crevettes.

Rien de tout cela n’est précis, mais elle se rappellera par bribes. Elle racontera ses anecdotes drôles à sa femme, fera des grands gestes quand elle mime sa tante qui s’enfuit sans avoir payé l’addition. Elle tenait le bas de sa robe d’une main et la main de Lisa de l’autre, et ses jambes faisaient des grands bonds grotesques.

L’air moite et lourd lui rappellera en revanche un sentiment intact, quelque chose que son corps a imprimé et n’a jamais oublié. Quand elle allumait l’ordinateur et qu’elle ouvrait le site de jeux, elle ne jouait pas pour l’argent. Son seul objectif était de grandir loin de ce motel. Elle n’a jamais pensé avoir de la chance - comme l’avait affirmé tant de fois sa tante, mais elle a toujours su où chercher pour en récolter.