saga ; la pression de la société a engendré des passions tristes

La poussière danse sous les rayons de soleil qui se faufilent entre les stores. Les cheveux châtain gras d'une silhouette amorphe scintillent, et elle boit une gorgée de verveine froide, saisie d'une main tremblante. Loin de la chaleur méditerranéenne, sa peau est toujours restée pâle. Une page se tourne. Lire Hegel est déjà une corvée en soi – c'est encore pire en allemand. Mais la philosophie mérite qu'on lui accorde du temps, pour être saisie, appropriée, et enfin, redistribuée.

Ici, on lui a appris l'anglais. Mais Saga a compris très tôt la valeur d'un texte apprécié dans sa langue d'origine, et les tournures de phrases intraduisibles qui nuancent toute une histoire. Il n'apprend les langues que pour mieux les lire : et peut-être, aussi, pour mieux dialoguer. Parler, oui, mais avec conviction.

Ne seriez-vous pas plus tenté d'écouter celui qui vous aborde dans la langue de vos défunts parents ? Sur ce point, il est bien conscient qu'il se projette. La première langue qu'il a voulu apprendre, c'était celle qui lui revenait de droit. L'alphabet étrange qu'il recopiait en écrivant son nom, la mythologie complexe et désordonnée qui le faisait tant rêver, et tous ces penseurs immortels, figés par des écrits, traduits et retraduits, interprétés encore et encore à travers les siècles. Avec le temps, avec les livres, avec les dictionnaires, Saga a appris l'importance du dialogue. Il acte ses répliques avec soin, mimant parfois un défaut de prononciation, une expression mal employée,  pour laisser à l'autre le plaisir de le corriger.

Quoi de plus primitif que le besoin de corriger celui qui se trompe ? C'est ce qui l'anime, de la même façon qu'il amène les autres à s'ouvrir, comme ses lointains précédents, en dialoguant par l'absurde, en posant des questions aux réponses trop évidentes pour être si simples. Et lorsqu'un autre prend le temps de s'immerger dans le débat, de se dévoiler à travers les mots, il hoche sagement la tête, et prend le temps de retenir chaque facette de la conversation.

L'Histoire, la philosophie de l'Histoire, la méthodologie de l'Histoire, l'histoire de l'Histoire : voilà les armes qu'il a choisi pour mieux déconstruire ses pairs. Qu'êtes-vous, sinon ce que vous avez vécu, les mots que vous choisirez pour le conter, les outils que vous utiliserez pour le transmettre ?

Saga a fini sa fiche de lecture, et sa tisane. Il devra faire une nuit blanche pour être à l'heure en cours demain. Il part prendre sa douche, et penser un peu plus. A ce qu'il a appris, et à ce qu'il vous apprendra.

Un acte de naissance. Un nom qu'il a fallu apprendre à retranscrire. Deux autres qu'il a oublié, tout autant que leurs visages. Vólos, Βόλος, ville de naissance qu'il ne connaîtra jamais.

Une photo de son premier orphelinat. Un bambin fait ses premiers pas vers un vieil homme.

Une photo de sa nouvelle « maison ». Le bébé a grandi, et se fait les dents sur la main d'une gouvernante qu'il croise encore aujourd'hui.

Un dessin aux crayons de couleur. Le soleil est dans le coin de la page, les nuages sont bleus, et les bonhommes bâton couvrent le reste de la page.

Un cahier de brouillon. Chaque page est couverte d'exercices pour retracer les lettres de l'alphabet latin. Sur les dernières pages, des premières phrases à l'orthographe maladroite. Je m'appele Stávros et j'aime les histoares avec des monstrres.

Un livre de légendes et contes des Balkans, sale et usé. Les pages ont souffert d'être trop tournées, pliées, d'avoir parfois servi d'oreiller.

Un journal intime qui s'est transformé en agenda après trois entrées.
Cher journal, je suis Saga. Ravi de faire ta connaissance. Aujourd'hui, j'ai soufflé sur une coccinelle.
Cher journal, aujourd'hui, j'ai récité mes tables de multiplications. Je me suis trompé sur 8x7, mais la professeure m'a aidée à retrouver où j'en étais. Je l'aime bien.
Cher journal, aujourd'hui, j'ai fait tomber ma briquette de jus de raisin dans les jardins. Je n'étais vraiment pas content.
- Jeudi : colorier la carte du Japon et réviser mes déclinaisons
- Vendredi : date limite pour rendre le devoir d'histoire
(...)

Un herbier que lui a offert une fille qui était amoureuse de lui. Pile le bon format pour caler son placard lorsqu'il a commencé à tanguer.

Les premiers livres de sa bibliothèque actuelle : quelques albums de Corto Maltese, une bible et un coran de poche, les pièces les plus connues de Shakespeare, un roman de fantasy un peu bateau sur une jeune fille qui découvre ses pouvoirs pour sauver le monde.

Une photo d'un garçon qui fait le poirier.

Une deuxième photo du même garçon qui tombe à la renverse.

Une troisième photo de Saga qui passe ses bras autour de ses épaules pour l'emmener à l'infirmerie. Il tend un pouce en l'air au photographe. Les faveurs rendent les autres redevables.

Une revue de philosophie dédiée à Spinoza.

Trois ans d'ancienneté sur la même application dédiée aux langues, et des statistiques qui montrent une activité assidue autour de 21 heures.

De brefs échanges par mail pour organiser une présentation en groupe.

Un dossier verrouillé, qui contient plusieurs fichiers encryptés. Sous les mesures de sécurité, des archives de messages échangés avec un ancien amour. Des photos. Les restes d'une rancune mal digérée ?

Des cahiers récents, mais indéchiffrables pour ceux qui ne savent pas lire la sténographie. Chacun semble correspondre à une thématique. Des notes de cours.

Des feuilles volantes, avec la même écriture. Des noms de camarades apparaissent. Parfois, des noms de lieux. Des projets d'avenir.