l'âge de fer (saga)

Elle est avachie sur l'une des plus petites tables de travail et feuillette d'un air absent un ouvrage tiré au hasard ; distraite mais en prenant soin toutefois d'écorner toutes les pages.
Au coin de ses paupières, elle distingue sa silhouette qui s'avance entre les rangées de livre.

(roumain) « Tu dois me traduire cet article. »

Le menton qui repose sur le poignet et sans même prendre la peine de se tourner vers lui, elle fait glisser les cinq feuilles imprimées sur la table (des mois de recherches sur l'enrichissement à l'azote à la surface des austénites) (une lecture enivrante).

(roumain) « Il y a plusieurs tournures qui ne sont pas intuitivement compréhensibles. »

Il fut étrange, dans un premier temps, de pouvoir s'exprimer dans sa langue natale.
Elle y avait retrouver une souplesse. Ses sourcils se dépliant, ses mouvements se faisant plus lestes et ses poumons qui se gonflaient de nouveau. Mais aussi une brusque épaisseur lorsqu'elle reprenait son accent banatéen, ample, qui retraçait les contours d'une vie d'avant : celle qu'elle menait avec ses parents (au temps de l'eau), celle du visage invisible et ridé de sa grand-mère, l'odeur acide de la ciorbă qui imprimait les murs lors des hivers tremblant de froids, amarrés aux berges du Razim.

(roumain) « Cela nuit à la conclusion globale de mon étude. »

Dora d'ordinaire si économe dans son expression verbale trouve soudain la largesse de se faire entendre.
Tant de douleur éprouvée à se faire comprendre en anglais. Tant de phrasé écorché, monosyllabique et rêche et de syllabes rompues au couteau : bien sûr il ne résulte que de la colère et de la dévastation à être incompris. Le langage rend à Héphaïstos une arme inébranlable.

Son cou bascule et ses deux gros globes oculaires se figent sur lui.

Au royaume du savoir, ses pas se font toujours plus légers. Il glisse un sourire aux visages qui se lèvent vers lui, laisse traîner son regard sur les ouvrages des autres. Si Saga se sent à la bibliothèque comme un poisson dans l'eau, il n'y vient jamais que pour faire acte de présence, et retourner s'enfermer dans sa chambre avec ses futures lectures.

Pas aujourd'hui.

Il la reconnaît de loin, et il cherche déjà ses mots pour l'aborder. Il n'a que récemment commencé à étudier le roumain pour mieux lui tendre la main, et bien heureusement pour lui, les racines latines de certains mots font une bonne béquille pour l'accompagner. Il avait fait l'erreur de croire que sa camarade jouerait le jeu et lui donnerait toutes les cartes en main pour mieux la comprendre – ne partagent-ils pas au moins un intérêt commun pour une certaine mythologie, si c'est le nom qu'elle s'est choisie ?

- Héphaïstos.

Son sourire s'étend à mesure qu'elle précise ce qu'elle attend de lui. Pauvre âme en peine, perdue dans ses recherches à cause d'une barrière linguistique, si facile à franchir lorsqu'on est accompagné par Saga. Il sera bon prince, magnanime et miséricordieux, et restera pour l'aider. Il s'assied donc.

Il saisit les documents qu'elle lui présente, et les parcourt du regard. Une lecture indigeste, pour sûr. Est-ce vraiment ce dont elle a besoin ? Ou est-ce un défi pour remporter l'estime du dieu du feu, audacieux et boiteux ? Il cherche une réponse dans son regard, mais elle ne le regarde même pas. Elle est probablement comme sa binôme : timide. Il lui montrera qu'il est digne de confiance.

- C'est un plaisir de te rendre service. Si tu le veux, tu peux souligner les tournures de phrase qui te gênent pour que je te rajoute des explications dans la marge.

Son roumain est maladroit, sa prononciation difficile, mais c'est ce qu'il pourra offrir de mieux à l'oral. A l'écrit, heureusement, il pourra utiliser différents dictionnaires et lexiques de grammaire pour étoffer la qualité de son service ; tous à portée de main grâce à son téléphone.

Il s'assied à côté d'elle, sort une pochette en carton dont il tire quelques feuilles vierges, ainsi qu'un crayon aiguisé. Son téléphone trouve sa place, en mode silencieux, à droite de ce petit espace de travail désigné, et en attendant une réaction de sa camarade, il commence par lire les premières lignes de l'article pour lui-même, tas de feuilles intelligemment laissé à mi-chemin entre les deux érudits.

Le visage de Saga s'illumine à mesure que celui d'Héphaïstos s’assombrit. Son nez se plisse et, la bouche ouverte, sa langue décortique lentement chacune de ses dents supérieures. Tandis que Saga s'exprime, elle reconnaît les crevasses de ses molaires, longe la patte molle de ses gencives, s'arrête enfin sous les incisives.
Ses yeux n'ont pas quitté le garçon pubère et ont trouvé sur son menton trois poils laissant présager de la naissance d'une piètre barbe. L'infime pilosité accapare l'attention d'Héphaïstos : elle l'importune profondément.

A sa connaissance, seul Saga avait à l'orphelinat une compréhension, même partielle, de sa langue natale. Elle n'a jamais souhaité son assistance mais c'est par forfait qu'elle s'est tourné vers lui. Son article se doit d'être traduit et soumis prestement pour être publié lors du prochain hors-série de sa revue favorite.

Le roumain de Saga est d'ailleurs honorable mais son éloquence éclipsée tant le mépris qui teinte ses paroles révulse Dora.

« Non, pas d'explications ! » Le ton est monté d'un cran dans un crachas d'anglais. Quelques têtes curieuses se tournent dans l'étonnement des décibels qui grimpent. Elle reprend en arrachant presque les pages de son article sur la table et se lève tout d'un coup. Sa chaise en tombe avec fracas et des voix étouffées s'insurgent avec indignation.

Héphaïstos debout surplombe à peine Saga. Piquée dans son orgueil démentiel, elle ne s'éloigne pourtant pas. Tiraillée entre sa dévotion inébranlable pour la métallurgie et ce type qui croit pouvoir lui expliquer quoique ce soit, l'hésitation l'a soudain prise.

Quelle horreur d'être dépendant d'autrui quand autrui est Saga.