ENIGME // eyes on the prize / diana

Comme souvent, Atia s'est réveillée de très bonne heure, ce matin-là. Elle a dû entendre quelque part, un jour quelconque, que l'avenir appartient à celles et ceux qui se lèvent tôt ; et depuis elle ne sait plus traîner dans son lit sans éprouver une terrible culpabilité. Ainsi s'est-elle employée à brouillonner ou rédiger quelques devoirs, à synthétiser et apprendre quelques leçons ; après quoi elle s'est autorisée à reprendre sa lecture d'une sélection de poèmes d'Audre Lorde.

« My mother had two faces and a frying pot
where she cooked up her daughters
into girls »

Elle surligne des vers, entoure des mots–
noircit les marges blanches de réflexions et interrogations éparses–

« I bear two women upon my back   
one dark and rich and hidden
in the ivory hungers of the other   
mother »

Le tintement bref de son téléphone, branché et posé à sa gauche, interrompt cette mécanique profondément académique. Diana jette un coup d’œil vaguement agacé à l'écran.
S'adoucit en voyant le pseudo de Fallout.
Si la mention du kiosque romantique teinte ses joues d'une roseur pudique, c'est qu'elle en connaît la réputation sulfureuse ; sa curiosité, toutefois, est vivement piquée par l'évocation de cette énigme...
Elle s'empresse donc de lui répondre, avec la simplicité et la sincérité qui la caractérisent.

Et puis elle se prépare à la rejoindre, troquant sa longue jupe droite pour un jean à la coupe mom, ses Richelieu parfaitement cirées pour une paire de baskets qu'elle réserve habituellement aux cours de sport...

C'est d'une démarche rapide et enthousiaste que la jeune fille quitte sa chambre, fait son chemin jusqu'aux bois dans lesquels se trouve ce kiosque... Elle ne peut que se réjouir à l'idée de passer du temps avec cette camarade tout aussi éblouissante qu'intimidante, qui–

« DIANA ! BONJOUR !! »

L'espace de quelques millisecondes, l'intéressée se fige et se crispe – c'est à peine visible, presqu'imperceptible ; un trouble qu'elle estompe de l'un de ses sourires graciles alors qu'elle retrouve son acolyte de fortune, montant les marches basses et étroites du belvédère.

« Bonjour Fallout, répond-elle d'une voix posée. »

Son sourire s'agrandit à la vue des makrout. Peut-être est-ce précisément ce qu'elle apprécie chez cette personnalité brute et bruyante – cette bienveillance gauche et bourrue, ancrée néanmoins dans des traditions évidentes mais si réconfortantes...

« Non, je n'en ai jamais eu l'occasion. C'est... – elle repousse une boucle brune d'un geste prompt, plonge ses yeux dans ceux de sa vis-à-vis – vraiment très gentil de ta part d'avoir pensé à moi. »

Diana tend ses deux mains vides d'un air penaud.

« Je suis désolée, si tu m'avais prévenue plus en avance j'aurais eu le temps de nous amener quelque chose à boire avec... »

Bien sûr, au fond, elle sait – elle imagine – que Fallout se fiche bien des règles de savoir-vivre et de savoir-être qui régissent jusqu'au plus insignifiant de ses comportements. Ça tient presque d'une sorte de réflexe pavlovien – quand bien même il n'y a plus personne, véritablement, pour tirer sur la laisse, à la moindre indélicatesse elle se sent comme tirée en arrière.

« Enfin, tu parlais d'une énigme... ? dans ton sms ? »

D'un petit hochement de tête enthousiaste, Diana approuve cette idée – après tout, l'après-midi s'annonce aventureuse ; le réconfort, après l'effort, n'en sera que plus gratifiant.

Elle se saisit précautionneusement du carnet, remerciant Fallout en un murmure ; cependant c'est cette dernière qu'elle scrute, avec une sincère curiosité, alors qu'elle reprend la parole. L'honnêteté maladroite, parfois simpliste, de ses mots fait naître un sourire tendre sur ses lèvres, rehaussées d'une couche de gloss rosé. Elle qui manie vocables et périodes avec une rigoureuse délicatesse, elle en oublie parfois la noblesse originelle du langage, qui est d'ouvrir un peu de sa tête, un peu de son cœur à Autrui. D'instinct elle tend une main vers elle – qu'elle retire presqu'aussitôt avec une pudeur empressée. Oh, qu'allait-elle faire ! ses joues s'enfièvrent d'une rougeur effarouchée. Et maintenant, comme elle doit lui paraître bizarre...

« Je... je crois que je comprends ce que tu veux dire, tente-t-elle de rassurer, quoiqu'elle-même vaguement déconcertée. Mais tu sais, tu n'as pas besoin de me « montrer » qui tu es... Je te vois déjà. Et chaque jour un peu plus. »

Tout en disant cela elle attrape un élastique à son poignet et relève ses longs cheveux en une épaisse  queue de cheval, dont s'échappent quelques mèches qui frisent follement. Un léger soupir d'aise lui échappe lorsque la brise printanière – estivale bientôt, pense-t-elle avec joie – lui caresse la nuque. C'est une belle journée... un bel endroit... (une belle compagnie...)

« Le joli poème, i' dit qu'il faut ramasser les feuilles mortes. »

Diana rouvre vivement les yeux – d'étonnement, à voir Fallout ainsi accroupie au-dessus des feuilles mortes qui tapissent le sol, ses paupières papillonnent quelques instants. Comme pour vérifier ses dires – alors même qu'elle n'en doute pas une seule seconde –, elle ouvre le carnet, lit lentement les quelques vers retranscrits d'une écriture anguleuse et empressée.

« Pour Abbey... murmure-t-elle d'une voix faible et fluide, s'écoulant avec la clarté secrète d'un tout petit ruisseau. »

Ses yeux bleus se font plus lointains que l'horizon – ces paroles, qu'elle relit avec une mélancolie grandissante, l'émeuvent et la troublent. Elle n'en perçoit que trop la langoureuse amertume. Et elle a honte, d'être ainsi ébranlée par ces mots d'amour qui ne lui sont pas destinés – de sentir son propre cœur vibrer, violon dont on frotterait les cordes avec une lenteur souffreteuse.

« L'idée peut paraître un peu... simple, mais je ne crois pas qu'elle soit absurde. Au contraire. »

Elle repose le carnet ouvert sur la rambarde du kiosque, songeuse ; attrape une pâtisserie qu'elle croque doucement, une main tendue en-dessous afin de rattraper les miettes ou morceaux... La douceur du miel et de la fleur d'oranger, le croquant fin de l'amande viennent adoucir, comme envelopper d'une tendresse sirupeuse la vague mélancolie qui s'installait en elle.

« C'est vraiment délicieux, Fallout. Merci, j'apprécie. »

A l'aide d'un mouchoir, Diana s'essuie les mains, puis elle se met en branle – on ne l'a tout de même pas appelée pour qu'elle se contente de ne rien faire. Marchant d'un pas lent, elle couvre la circonférence du kiosque, s'affaire en particulier à glisser ses longs doigts fins dans les interstices qui zèbrent certaines des colonnades, et qui n'ont pas été comblées.

« Dis, tu... tu n'aimerais pas, toi, que quelqu'un te dédie de si jolis mots ? »