[Énigme] i just hide behind the tears of a clown

Écho d'un soupir dans cette salle de bain vide, une silhouette fantomatique se dessinait dans les miroirs couverts de buée. Il était tard. Astre nocturne haut dans le ciel, les enfants sages dormaient déjà tandis que les plus rebelles des orphelins commençaient surement à fatiguer. Il devait être deux heures du matin, peut-être trois, Spray ne savait pas. Toujours habillée de ses vêtements de la veille, la demoiselle observait distraitement son propre reflet, phalanges de part et d'autre de ses lippes pour les étirer en un magnifique sourire. Elle voulait sourire. Elle avait besoin de sourire. Coeur anormalement alourdi pour des raisons incompréhensibles pour son âme habituellement rayonnante, un reniflement vint briser cette vaine tentative de reprendre le contrôle de son esprit. Abandon par forfait, elle ignora la goutte qui perla de son orbite pour se déshabiller et filer dans une cabine de douche. Température au maximum, débit tout autant. Chaleur l'enveloppant, Sheryl s'assit sur le sol carrelé, jambes repliées contre son torse, menton sur ses genoux. Yeux fermés.

Elle soupira une nouvelle fois, essuyant avec l'une de ses mains son visage couvert d'un liquide salé. Joie qui avait décidé de prendre une journée de repos, la sienne fut ... Vide. Inspiration évaporée, l'envie de dessiner, de rire, de s'amuser, de vandaliser s'était envolée. Elle n'avait pas non plus contacté ses amis pour leur demander de l'aide ou quoi que ce soit de ce genre; puisqu'elle n'était malheureusement pas celle qui réglait les soucis d'autrui en les consolants, en les conseillants, elle trouvait ça injuste de les forcer à accepter le poids de sa conscience. On la connaissait comme la clown de service, une Bozo fana d'art qui faisait plus le mur que de soirées normales à l'orphelinat. Rien d'autre. Parfois certains venaient se confier car ils en ressentaient le besoin, comme End, comme Stormy mais ... Elle ne se sentait pas légitime. Que faisait-elle réellement pour ses amis mis à part les entraîner au bout de la nuit dans les pires conneries ? Pas grand chose. Lorsque les années rebelles de ses camarades finiraient par s'appaiser, allaient-ils rester à ses côtés ? Telle une peinture défraîchie sur un mur décrépit, sa présence allait peu à peu faiblir, son importance doucement disparaître. Elle allait probablement terminer seule. Elle connaissait ce sentiment pourtant. Depuis longtemps.

Enchaîner les maisons d'accueil ne l'avait pas laissé de marbre. Chaque fois c'était la même chose. "Ta nouvelle famille, ta nouvelle vie. Tu seras heureuse à partir d'aujourd'hui." Mais ils avaient tous menti. Tous. Personne ne comprenait à quel point peindre lui tenait à coeur, à quel point cette façon de s'exprimer lui était vitale. Cependant Spray, enfin, Sheryl savait. Elle était le dénominateur commun de ces histoires, elle était le problème. Ses anciens "parents" n'arrivaient jamais à la contenir. Elle les decevait à chaque fois. Pareil pour ses anciens "frères et soeurs". Seule sur sa route, seule sur son chemin. La WH n'était qu'un arrêt de plus parmi tant d'autres, elle ne comprenait toujours pas pourquoi on la gardait dans les parages. Son don ? Ah oui, son don. La peinture. Ça devait être ça.

Mais qui perçait dans le milieu de l'art ? Trop peu de personne. Nombreux étaient les appelés, rares étaient les élus. Qu'avait-elle de plus qu'un autre ? Surement rien. Elle savait très bien dessiner, oui, très rapidement, aussi, mais ça ne faisait pas tout. Pâle copie de son idôle Banksy, elle allait probablement finir à la rue comme bon nombre d'artistes ratés. Cette voix dans son esprit impossible à taire le lui répétait sans cesse. Et quand elle voyait les autres, comme Lux, réussir dans leur domaine et avoir un avenir tout tracé, la jeune adulte ne pouvait s'empêcher de les jalouser. Pareil pour les futurs succésseurs de L. Techniquement, elle en était une -d'où sa présence ici- mais personne n'arrêtait les criminels à coup de bombe de peinture. Un hoquet secoua son corps replié, signant la fin de ce moment de faiblesse passager. Enfin c'était ce qu'elle espérait. Désormais redressée, elle récupéra le savon et commença à se nettoyer avec lassitude. Elle était fatiguée. Mais comment dormir, lorsque sa conscience guerroyait contre ses pensées ?

Le mot immortalité semblait ... Si fade entre ses lippes. Elle voulait certes accumuler les richesses mais pas pour celles-ci, elle voulait certes obtenir la célébrité mais pas pour cette dernière, non. Rêves de grandeurs, Sheryl voulait être reconnue par le monde entier mais pas pour les raisons classiques. Elle ne voyait pas d'autre moyen que celui là pour se sentir exister, pour ne pas avoir l'impression d'avoir été une erreur de la nature, un accident que ses parents n'ont pas pu assumer. Envie de leur faire regretter ce geste immoral, traumatisant et brutal, son succès représenterait son doigt d'honneur envers ses connards de géniteurs. Elle voulait qu'ils souffrent, souffrent de l'avoir abandonné. Sheryl "Spray" Flynt, gamine un peu folle qui se déchainait sur les toiles urbaines. Elle devait réussir, elle devait réussir, elle ne pouvait pas échouer dans sa quête disproportionnée. Impossible d'accepter d'être rien de plus qu'un échec. Pour la société, pour ceux qui lui avaient donné la vie, pour toutes les familles d'accueils qu'elle avait rencontré, pour Roger. L'idée même d'être une ratée lui provoquait des nausées. Rébellion envers la vie, salope de croupière qui lui avait donné ses cartes, Sheryl avait tenté de faire au mieux avec une main merdique, pathétique. Elle refusait de se coucher et continuait de relancer, de balancer ses jetons comme si de rien n'était jusqu'à all-in, quitte à en crever. Tout ça pour essayer d'atteindre son objectif final. Faire raquer ce casino cosmique et obtenir une compensation pour sa misérable vie. Compensation qui serait son succès. Gigantesque. Mondial. Éternel.

En mon honneur, Papa. Pour moi, Maman.
Pour vous faire regretter de m'avoir oublié.
Je vous déteste. Je vous déteste. Je vous déteste.

Elle se retrouva face au miroir, sa chevelure complètement dégoulinante d'eau, ses attributs dissimulés derrière une serviette orangée usée, les joues tracées. Pulsions calmées dans sa poitrine, ses phalanges vinrent déloger les dernières gouttes cachées au niveau de ses orbites avant de souffler un bon coup. C'était passé. C'était du passé. Elle ne voulait plus y penser. Elle allait avoir tout le temps de se délecter de leurs regrets une fois qu'elle aurait atteint le sommet; artiste qui se voyait déjà ignorer leurs mails, leurs lettres, leurs appels. Elle réussirait, elle le savait. Car sa seule limite était son imagination comme un parfait ami lui avait soufflé. Car ses oeuvres plaisaient et se vendaient comme quelqu'un d'avide l'avait démontré. Car elle était une putain de Déesse et que son ex avait même approuvé.
Spray réussirait.

Buée encore présente sur le verre, la demoiselle leva sa main droite et commença, à l'aide de son index, à dessiner. Tout, rien. Des motifs, des idées. Une demoiselle de dos avec une paire d'ailes. Car elle finirait par décoller et s'envoler. Haut dans le ciel. Mais soudainement, son attention fut captivée par quelque chose d'autre. Elle savait pertinemment qu'elle n'était pas la seule vandale de l'établissement -Eye était l'exemple parfait-, néanmoins elle n'avait jamais remarqué les petites gravures situées autour du miroir. Certains gravés à l'aide d'un compas, d'un ciseau voir d'un couteau et d'autres simplement dessinés au crayon, au feutre. Quelle bonne idée. Sheryl partit au niveau de ses affaires et récupéra son propre marqueur noir puis retourna à l'endroit en question pour rajouter sa propre signature. Une façon de prouver qu'elle avait vécu ici. Une fois cela fait, elle jeta un oeil à ce que d'anciens élèves avaient pu écrire. Peut-être que Banksy était passé ici, lui aussi. (enfin du moins, pas dans les douches des filles ...)

Le marqueur virevolta entre son pouce et son index droit tandis que son regard ambré détaillait les côtés de ce miroir vandalisé avec une attention toute particulière portée sur les alias que le temps et l'humidité avaient effacé. Une volonté d'exister, de continuer à vivre dans les mémoires des générations futures qu'elle partageait, c'est presque religieusement qu'elle lut un à un les pseudos, du plus risible au plus illisible. Et l'un des plus anciens commençait pas un T et un H d'après les gravures datantes probablement de l'Antiquité. Doux sourire mélancolique sur ses lippes, Sheryl trouva son propre emplacement pour s'immortaliser une énième fois dans l'orphelinat avant de s'arrêter net. Qu'allait-elle mettre ? Que pouvait-elle mettre ? Spray ? Trop simple, trop banal. Son prénom ? Elle s'était déjà faite prendre pour l'avoir dit à Stormy. Autre chose ? Les longues phrases étaient toutes inachevées et cela ferait tâche. Un dessin ? Comme ce lapin ? Pas assez de place, elle maîtrisait la peinture et le dessin sur grandes toiles et non sur à peine trois centimètres carrés. Puis, une idée. 'I AM THE ONE WHO TAGGED ABBEY'S DOOR :)'. Son meilleur fait d'arme jusqu'à présent au sein de l'orphelinat. La police bien évidemment stylisée pour représenter un graffiti miniature, avec un léger dégradé noir sur les côtés pour donner un peu de relief. Hélas elle n'avait pas le reste de ses marqueurs sur elle, impossible pour l'artiste de colorier le texte contrairement à ce proverbe qui attira immédiatement après son attention.

"Les Peintres et les Poètes ont le droit de tout oser" Elle souffla du nez. Si une personne anonyme l'avait écrit dans les douches des filles, dans un orphelinat de génie, perdu en pleine cambrousse, en Angleterre, cela devait forcément être vrai. Au moins, désormais, elle allait pouvoir justifier toutes ses actions illégales et ses sorties nocturnes grâce à ça. Sheryl s'imaginait déjà dire ça à Abbey qui, en retour, viendrait probablement effacer toutes les traces sur ce miroir embelli par les orphelines au fil des années. Un instant qu'elle prit pour réfléchir et l'alter se résigna; ce monument des filles ne devait pas être touché. Puis, quelque chose attira son attention. Certaines lettres du dicton étaient colorées et d'autres non. Plissement des yeux qui témoignait de sa réflexion, elle ne comprenait pas comment quelqu'un avait pu réussir à dépasser son coloriage sur une si petite surface. Pire, les couleurs utilisées n'avaient aucun sens et oublier de remplir certaines lettres rendait le tout complètement asymétrique, mais clairement pas dans le bon sens du terme. Frustrée, esprit critique réveillé, elle grogna légèrement et s'apprêta à remplir elle-même les autres lettres avant de s'arrêter.

Il devait y avoir quelque chose de plus. Ce n'était pas un hasard. Ce n'était clairement pas un hasard. Personne ne pouvait être si mauvais en dessin.