little innocent demons inside her eyes. [pv pure]

Les filles, pas tellement étonnées de croiser Mello dans leur dortoir, lui adressent à peine un regard vaguement intrigué ou irrité – et lui-même avance avec l'assurance tranquille de celui qui a, tant de fois, remonté le couloir jusqu'à la chambre de Mars, de Nihil... ou de Ginger. Cette fois-ci c'est cette dernière qu'il souhaite récupérer – d'ailleurs, elle-même ne le sait pas encore... Kidnapper qualifierait donc sans doute mieux ce qu'il s'apprête à faire.

(Plus petit, il se faufilait d'ombre en d'ombre, de coin en coin, progressait sur la pointe des pieds, rosissant d'un plaisir enfantin à l'idée de retrouver celles qu'il a, fut un temps, considéré comme des grandes sœurs. Quelques heures durant, se soustraire à la brusquerie railleuse des garçons pour retrouver, de l'autre côté, cette tendresse piailleuse qu'il aimait tant.)

Il était endormi, ce matin-là, lorsque la tiédeur ambrée des lueurs de l'aube l'a doucement tiré d'un sommeil profond. Quoique fragile, d'une délicatesse éthérée, la sensation a suffi à ourler ses lèvres en un mince sourire d'aise. Il a beau n'avoir presque rien connu d'autre que la fraîcheur moite et grise de l'Angleterre, sa chair frémit de délice au moindre rayon de soleil – et Dieu sait comme la chaleur iridescente de l'astre se fait rare, dans la morne et majestueuse campagne anglaise. C'est peut-être la joie fugace et muette de ce moment qui lui a donné envie de danser. (De voir Ginger.) En tout cas il a rapidement enfilé un jogging, un tee-shirt ample et court par-dessus lequel il a passé un hoodie ; et il a aussitôt filé vers le dortoir des filles.

L'éternel second ouvre son sac de sport, qu'il porte nonchalamment à l'épaule ; il dédaigne les barres de céréales, plutôt destinées à être mangées pendant ou après l'entraînement, et attrape une tablette de chocolat noir. En même temps qu'il en arrache l'emballage, il s'arrête devant la porte de la chambre que son amie partage avec Spray et – une grimace d'exaspération crispe les traits de son visage – Pure. Ses narines perçoivent déjà les vapeurs d'alcool qui s'échappent de sous la porte, résidus fragrants des bombes que l'artiste clandestine fait cracher sur les murs.

Il inspire profondément, essaye de se préparer à sa présence – véritablement tout, chez cette nana, lui pince et lui tire les nerfs. Saloperie de vipère. Et puis il frappe à la porte – trois coups secs et rapides se succèdent.

« Ginger ? C'est moi. Mello. »

Sors de là si tu peux, sous-entend-il alors qu'il recule, attaquant son chocolat d'une bouchée songeuse. Il prie pour ne pas croiser les prunelles mielleuses, envenimées d'un fiel doucereux, d'une certaine Alter – il lui suffit d'en imaginer l'éclat perfide pour que les poils se hérissent sur ses bras.

Pure a beau aérer, les deux grandes fenêtres ouvertes, leur chambre sent toujours ce qu'elle imagine qu'un squat doit sentir (la peinture en bombe, la cigarette froide). Avec un soupir, elle referme les battants, jetant un coup d'œil distrait à ses phalanges entourées de sparadraps multicolores.

Spray avait insisté, expliqué qu'il s'agissait là d'une bonne technique pour l'aider avec sa mauvais habitude. La jeune fille se remémorait la conversation tout portant ses doigts à sa bouche pour venir mordiller l'un des pansements.

Le dos appuyé contre la vitre froide, Pure examine leur chambre. Il est tellement facile de différencier leurs affaires que c'en est risible. Elle doit lutter contre l'envie de faire le lit de ses colocataires, se concentrer sur son annulaire pour ne pas entreprendre de ranger leurs possessions.

Du bout de sa soquette noire, elle influe un mouvement circulaire à  bouchon d'un spray sur le parquet.

Pure déteste ça. Qu'on touche à ses affaires. Mais, avant, elle ne se gênait pas pour le faire, pour déplacer, organiser, réarranger, s'approprier un peu de l'univers de ses camarades. Il y a quelque chose de grisant, de puissant, à manipuler leurs choses. Mais elle avait promis d'arrêter.

C'est le goût du sang sur sa langue qui la ramène à la réalité.

– Merde.

Et trois coups sur la porte.

Et sa voix.

Immédiatement, ses yeux se parent de poison.

Encore lui.

Et elle ne tergiverse pas davantage, elle traverse la pièce en trois grandes enjambées et ouvre la porte à la volée, le menton légèrement baissé, comme si elle s'attendait à devoir encaisser un coup.

– Bonjour Mello.

Sa voix est posée, étonnement profonde pour quelqu'un de sa corpulence. Elle referme la porte derrière elle, d'un élégant élan du bras, dans son dos, comme si elle voulait l'empêcher de regarder dans la chambre, comme si celle-ci contenait un secret qu'il était indigne de contempler.

Les commissures de ses lèvres dessinent un rictus léger, qui pourrait aussi bien être un sourire neutre qu'une interrogation polie.

– Ginger n'est pas là.

Ses mains tiennent la poignée dans son dos. D'une petit impulsion, elle bascule un court instant sur ses talons, comme pour s'assurer que la porte est bien fermée. Elle a fixé ses grands yeux vert dans ceux du garçon qui a encore du chocolat au bord des lèvres. Elle ravale une moue de dégoût avec facilité.

– Mais ça tombe bien, je voulais te demander quelque chose.

Elle marque un silence pour lui sourire. Avec la bouche. Pas avec les yeux. Exprès.

Elle finit par lâcher la poignée, et joints ses mains, dissimulées par les manches du sweat oversize brodé DANCE, devant elle.

Le sweat grenat de Ginger.

Pure a pris soin de lisser son visage, de dissimuler toute expression, de ne proposer au jeune homme que ce qu'elle veut bien laisser transparaître.

En revanche, elle le fixe avec curiosité, impatiente de lire son agacement, son antipathie pour elle dans la moindre de ses micro-expressions.

La porte s'ouvre.
Bien évidemment, ce n'est pas Ginger qui sort de la chambre – Mello l'avait senti venir. Il ne réprime pas la grimace qui tord les traits de sa figure – un amalgame de mépris et de dégoût – à la vue de Pure. Cette dernière le salue et, pour toute réponse, il arque un sourcil empreint de dédain tout en rangeant sa tablette de chocolat. Ne m'adresse pas la parole, qu'il se retient à peine de lui cracher, ne m'appelle pas, ne me regarde pas, trace ta route putain.
« Ginger n'est pas là. », affirme-t-elle ; et il la scrute d'un air soupçonneux alors qu'elle se presse de toute sa maigre longueur contre la surface boisée de la porte. Son regard s'attarde quelques instants sur le sweat, qu'il reconnaît pour l'avoir vu plusieurs fois porté par son amie – cet infime détail suffit à exacerber son agacement.

Et puis, le bleu orageux de ses iris se heurte au vert marécageux, poisseux, des siens. Il y décèle aussitôt quelque chose de reptilien – la fourberie froide, la sournoiserie stoïque –, quelque chose qui fait ramper un frisson d'horreur sur sa chair. Il serre – desserre les poings. Fait quelques pas vers Pure, sans jamais rompre le contact visuel, de façon à la coincer entre lui et la porte.

« Et si, moi, grogne-t-il, je commençais par te poser une question ? »

Il se penche avec une désinvolture menaçante, s'appuie d'une main qu'il plaque brusquement à quelques millimètres de sa tête.

« Une seule, simple et rapide. »

Il jette un coup d'œil à sa gauche, à sa droite – personne, pour le moment au moins. De toute façon, quand bien même quelqu'un se trouverait là, qui pour oser intervenir en sa faveur à elle ? Elle n'est rien, personne – une ombre blême, tout à fait dépourvue d'intérêt, qui ferait mieux de continuer à se fondre dans le décor.

« Si Ginger n'est pas là, continue-t-il en lui adressant un sourire sardonique, saurais-tu me dire où elle se trouve ? »

Mello n'a aucune envie de se livrer au petit jeu qu'elle semble avoir en tête – aucune intention de lui accorder la moindre attention. La peste se trouvera quelqu'un d'autre à emmerder.

Elle sait à la crispation de sa mâchoire qu'il ne va pas lui répondre. Elle sait à ses yeux qui se réduisent à deux fentes qu'il va chercher à la provoquer.

Son grognement tout contre elle lui hérisse le poil. Si elle avait fermé la porte en espérant qu'il agisse comme il le fait, se coupant toute retraite, elle sent tout de même son cœur lui tomber au fond de l'estomac et ses mains devenir glacées. Mais une satisfaction toute naturelle l'aide à soutenir le regard de fauve de Mello.

Bien sûr que Pure a peur. Mais Pure ne se départit pas de son sourire et elle l'observe par dessous ses longs cils noirs, après avoir baissé le menton. En se mordant la langue, elle parvient à empêcher une déglutition d'appréhension qui aurait pu se voir sur sa gorge claire. Et satisfaire Mello dans sa tentative, réussie, d'intimidation.

Mais Pure ne montre rien, ne cille même pas quand la main ennemie vient s'écraser à quelques millimètres de son visage. Alors qu'intérieurement elle hurle de peur.

Mais il en faut davantage. Et c'est d'ailleurs avec un dégoût renouvelé qu'elle le dévisage en train de vérifier que personne ne viendra à sa rescousse.

– Si Ginger n'est pas là, saurais-tu me dire où elle se trouve ?
– Je saurais.

Et elle se tait, laissant simplement son sourire s'élargir dans le reflet des yeux bleus de Mello. Ils font pratiquement la même taille, et pourtant elle se sent minuscule devant son sourire carnassier.

– Arrête de répandre des rumeurs sur moi, c'est sale, fait-elle dans un murmure.

"Même pour toi", semble-t-elle ajouter dans le silence qui suit. Lentement, elle vient pointer son index sur lui, la main comme un pistolet, à la fois accusateur et enfantin, un doigt qui ne tremble pas et qui semble l'avertir.

Finalement son sourire fond d'un seul coup quand elle ajoute, encore plus bas :

– Ce serait vraiment dommage que notre amie commune ne veuille plus te parler à cause de ça.

Son doigt vient finalement presser le plexus solaire du garçon, comme si elle cherchait à l'éloigner ainsi, à s'en débarrasser comme s'il pesait deux grammes. Comme s'il n'était rien.

Pure sait très bien où tout cela va la mener. Et elle rate une expiration, comme si elle s'apprêtait à sauter dans le vide.

Oh oui, Mello, tu le savais déjà – petit génie, va –, qu'elle voudrait jouer.
Avec tes nerfs.
Et, oh boy, elle sait exactement comment faire.

Elle sourit, la garce, elle sourit, et lui il a qu'une envie – lui péter les dents. Il hait, il hait l'hypocrisie de cette innocence d'albâtre, la charmante perfidie de ses regards, de ses manières. Sa remarque, néanmoins, lui tire un ricanement acerbe.

« Ce sera jamais aussi sale que toi. »

En disant cela il la toise, avec un mélange de dédain et de dégoût. Fausse fausse fausse – cette nana est fausse. Aux yeux de l'éternel second, qui se destine à faire prévaloir la Vérité (car n'est-ce pas là l'essence de la Justice ?), il n'y a rien de plus ignoble, rien de plus abominable, que d'être faux. Quiconque ressent le besoin de se dissimuler ne peut être que d'une nature profondément infâme – jamais on ne cherche à cacher le Bien.
Seulement le Mal.

Un frémissent glacé court le long de sa nuque lorsqu'il sent Pure le toucher.
Il lui saisit aussitôt le poignet de sa seconde main – le mouvement, d'une rapidité muette, tient du réflexe animal. Il serait facile, si facile, de le lui casser d'une torsion brève et soudaine. Et quelle joie, quel plaisir il éprouverait à sentir l'os, les articulations craquer sous ses doigts.

« Premièrement, gronde-t-il en resserrant cruellement sa prise, je te conseille vivement de plus poser tes pattes dégueulasses sur moi. »

Un silence orageux, vibrant d'une colère qui alourdit et épaissit l'air, suit ces mots. Mello n'aime pas ça. Vraiment pas. Il commence à comprendre les enjeux de cette partie, et tout ça lui paraît
sale.

« Secondement. »

Il se rapproche dangereusement d'elle – l'étau se resserre.
La fixe de ces prunelles que remue une houle sourde.
Cette proximité primaire le révulse et le révolte.

« Tu fais pitié, Pure. »

C'est comme ça qu'elle aurait dû se renommer. Pathetic. Pitiful. Une erreur putride que personne ne peut rattraper.

« Tu me parles de « notre amie commune » – lorsqu'il reprend ces mots il imite l'inflexion mielleuse et serpentine de sa voix – mais vraiment, est-ce que tu peux appeler « amie » une personne que tu utilises pour me faire du chantage ? »

Elle ne la mérite pas, putain. Une âme aussi douce et délicate que celle de Ginger n'aurait jamais dû croiser le chemin de cet esprit retors. L'association tient d'une fable au comique grinçant et sombre –  le Cygne et la Vipère.

Elle le voit avec ses cheveux trop blonds.
Et ses yeux trop bleus.
Pure avec ses cheveux trop noirs.
Et ses yeux trop sombres.

Elle le voit avec son éducation progressiste.
Un esprit sain dans un corps sain.
Pure avec ses abandons et ses troubles obsessionnels.
L'Envie dans un corps trop menu.

Elle le voit avec ses croix et ses prières.
Et la Justice, la Vérité.

Mais que sait-il,
De la Grande Faim ?


– Ce sera jamais aussi sale que toi.

Doit-elle répondre tout de suite, riposter sur le fait qu'il s'agit là de la répartie d'un enfant de cinq ans, ou faire mine de prendre la mouche ? Elle se contente alors de le fixer encore, observant les plis autour de ses yeux clairs s'accentuer avec le dégoût qu'elle lui inspire. Mais alors qu'elle reprenait une respiration normale, Mello lui saisit le poignet.

Le frisson qui naît sur la nuque de Mello se transmet par ce simple contact et pour la première fois le garçon peut lire autre chose qu'un désintérêt houleux dans son regard. Il a suffit d'un battement de cils pour que les eaux troubles et traîtresses laissent place à une pulsion de mort sincère.

– Premièrement, je te conseille vivement de plus poser tes pattes dégueulasses sur moi.

Comme toujours, d'une expiration contrôlé, Pure évacue cette vérité trop crue.

– Secondement.

Il se rapproche encore, comme s'il jouait à celui qui détournerait la tête en premier. Sûrement pas elle. Sûrement pas lui. Sa bouche grimance imperceptiblement, presque comme si elle se retenait de fondre en larmes.

– Tu fais pitié, Pure, il marque une pause dramatique, Tu me parles de « notre amie commune », mais vraiment, est-ce que tu peux appeler « amie » une personne que tu utilises pour me faire du chantage ?

C'en est trop : elle ne peut plus retenir le rire silencieux qui agite ses côtes. Et elle ne répond toujours rien, se laisse secouer par des presque sanglots de rire, les yeux plissés, littéralement hilare.

Alors elle vient coller son front contre le sien, sans violence et pourtant leur crâne s'entrechoquent. Elle sait qu'il comprend sans qu'elle parle, de la même façon qu'il la connaît mieux que quatre-vingt-dix pour cent de l'orphelinat en se fiant seulement à son instinct. Elle sait qu'il déchiffre en elle : et alors, tu vas faire quoi ?

La main qu'il a attrapée se tord dans un angle improbable pour le ramener encore plus près. Il doit sentir ses pulsations rageuses dans sa paume resserrée.

Pure rit encore en silence, mais si fort que Mello est entraîné malgré lui dans ses tremblements moqueurs.

Impossible de faire machine arrière.