Eye : de l'or dans les yeux et des couleurs au bout des doigts

Ses grand yeux pleins de lumière s'écartent pour prendre pleine mesure des couleurs face à lui. Il recule. Bat des paupières, floute sa vision pour qu'il n'en reste que formes vagues et couleurs franches.

La composition est correcte. L'œil est guidé  par la position des bras. L'ajout d'une auréole claire autour du globe était la bonne chose à faire pour en faire le point focal. Lorsqu'il y a des personnages, tout ce qui n'en est pas un passe au second plan. Il n'avait pas prévu le lien possible à la divinité, et espère que ça ne distorde pas trop le message.

Satisfait, il passe à l'étape suivante. Il réajuste la netteté, s'approche, saute d'un détail à un autre.

Là. La lumière dans l'œil est mal placée, et se pose comme un obstacle. Il ramasse les tubes de peinture éparpillés au sol et mixe habilement sa couleur sur le carton lui servant de palette. Terre d'ombre brûlée, ocre jaune, un peu de blanc pur sur un côté. Mmmmh... Saturation réaliste, ou plus pure et énergique ? Après une seconde d'hésitation, il repose le tube de lavande sans en ajouter. Au bout de sa petite brosse de mixage, la couleur se forme, et l'odeur légère et plastifiée de l'acrylique flotte jusqu'à ses narines.

Il laisse tomber la brosse de mixage dans sa poche, une tâche de marron et de jaune s'ajoutant aux autres, et prend avec plus de délicatesse un pinceau synthétique, fin, pointu, de taille 3, aux poils autrefois blancs assombris par l'usage. La peinture épaisse s'accroche aux poils rigides et se laisse déposer sans difficulté là où elle est réclamée.

Il hume doucement de satisfaction.

Des bruits de pas.

Vite, il rince son pinceau pointu dans sa bouteille d'eau, le cale entre ses dents et utilise ses mains pour ramasser toutes ses peintures en une brassée. La bouteille d'eau et la palette, il les laisse s'écraser au sol, peu importe. L'important, c'est de commencer à courir.

"Reviens ici ! Eye !"

Il se retourne dans sa course pour lancer un grognement mécontent à son poursuiveur, les sourcils froncés au possible. Combien de fois il faudra leur expliquer. Ça ne se prononce pas !

Évidemment, courir en arrière dans une maison pleine de gens, ce n'est pas une très bonne idée. Dès lors qu'il surgit du couloir menant aux douches (normalement vide au milieu de la journée) il entre en collision avec un torse anonyme et s'écrase au sol, ses peintures s'éparpillant entre les pieds des enfants.

"Eye, tu penses courir où comme ça ? Tu es assez malin pour savoir que ça ne sert à rien."

Sans autre issue, il se redresse sur ses coudes et adresse un haussement d'épaules amusé à qui l'a attrapé.

Twiggy. Pas de bol.

"Tu sais pourtant qu'il te suffit de demander. On a des murs dehors exprès pour ça. Pourquoi tu t'entêtes à peindre les murs de la maison ?"

Il présente ses poings, mimant le fait d'être menotté.

"Quoi ?"

Il roule les yeux. C'est plus facile quand c'est Pixel.

Blablablablabla, continue Twiggy. Demander l'autorisation avant de peindre les murs, tout ça tout ça, des mots posés et vifs et qui ne contiennent rien.

Il soupire. Et trace discrètement un cercle dans le parquet avec ses doigts enduits de peinture.

***

"Comment tu t'appelles ?"

Une nouvelle. Il sort son calepin de sa poche, mais quelqu'un d'autre le devance.

"C'est Eye."

Il siffle comme une oie furieuse, ce qui fait sursauter la nouvelle de surprise. L'autre pouffe.


Il écrit rapidement son nom sur le calepin et le tourne vers la nouvelle.


Elle regarde le glyphe d'un air intrigué.

"Intéressant... Et ça se prononce comment ?"

Il secoue la tête négativement, un grand sourire aux lèvres. Et pour appuyer le tout, il trace un croix devant ses lèvres.

La fille hoche la tête, l'air très intéressée.

"Tu ne parles pas ?"
Non.
"Tu es muet ?"
Non.
"C'est un choix ?"
Mh-mh.
"Tu signes ?"
Un peu.

Ils échangent un sourire. Elle a l'air de le comprendre, au moins un peu.

"T'inquiète, on est pas tous aussi bizarre que lui !" Déclare l'autre idiot.

Il grogne. L'autre éclate de rire.

***

Après avoir sagement enduré le sermon de Twiggy, puis de la vieille Abbey, il retourne sur les lieux de son crime. Son anxiété s'évapore lorsqu'il voit sa nouvelle peinture encore intacte.

Ils ne détruisent pas ce qu'il fait. Rarement, du moins. Mais ça ne calme jamais sa nervosité, pas avant qu'il puisse voire son œuvre sur le mur et les regards se poser dessus.

Il campe alors dans ce couloir, face au va et vient des enfants, et scrute leurs regards. Direction, pauses, sourcils qui s'élèvent, qui se froncent, foulées qui s'arrêtent juste un instant. Il mordille nerveusement un pinceau et catalogue mentalement les réactions.

Parfois, il reçoit un thumb-up, qu'il réplique en remerciement. Certains s'arrêtent et le gratifient d'un commentaire, ou d'une question. Les commentaires il garde précieusement. Les questions, il n'y répond que d'un sourire énigmatique. Si quelqu'un lui pose une question, la réponse ne peut être que dans l'œil qui regarde, pas dans la main qui peint.

Il n'est pas très très bon pour les explications. Il s'exprime bien mieux en formes et en couleurs.

***

Le muet qui peint. C'est à ça qu'il se résume, pour la plupart des gens.

Mais ce n'est pas tout à fait ça.

Il s'amuse parfois à dire un mot ou deux pour surprendre les gens.

Et malgré les tâches sur son T-shirt et les tubes plein ses poches, il ne fait pas que peindre. Tous les arts visuels l'intéressent. Photo, sculpture, dessin digital...

Et il ne résume pas à son art. Il a sa place parmi les surdoués de Wammy's House.

Par exemple, il aime les énigmes.

Tout le monde ici aime les énigmes.

Pas tout le monde, certes ; beaucoup de monde.

Ils sont toujours nombreux dans le salon, à crier les uns par dessus la réponse pour être le premier à l'avoir résolue. Il aime aussi faire marcher ses méninges, et saute en l'air lorsqu'il a une réponse. Mais il ne peut pas la crier plus fort que les autres, alors il n'a personne pour le féliciter.

C'est pas grave, il tente de se raisonner. Mais tout de même, c'est frustrant. Son art, c'est tout ce que les gens voient.

***

C'est bientôt l'extinction des feux et presque tout le monde a terminé sa douche. Il a accumulé assez de réactions face à sa dernière œuvre. Il se glisse à son tour dans les douches, le cerveau bouillonnant d'analyses.

L'ordre d'importance des éléments était réussi. Il a peut-être un peu trop appuyé l'auréole, les regards s'y sont attardés plus que nécessaire. Il y avait un bon mix de sourires et d'airs intrigués. Revenir sur quelque chose de plus figuratif et esthétiquement plaisant était un pari réussi. L'abstrait restera toujours son premier amour, mais le figuratif touche plus facilement la majorité des spectateurs.

Il trace distraitement un arbre dans la buée du miroir, tout en retirant son eyeliner doré. Sa concentration est seulement interrompue lorsqu'il arrache accidentellement une des babioles qui ornent ses dreadlocks. C'est en courant après l'objet le long des dalles des douches communes qu'il remarque la conversation qui se tient de l'autre côté du mur.

"T'as vu la peinture dehors ? C'est Eye ou Linda tu crois ?"
"Eye." Répond une deuxième voix avec assurance. "C'est son style. Et puis Linda peint pas les murs, débile."
"J'me disais juste, il peint des trucs plus zarb d'habitude. Des trucs modernes chelou. C'est plus Linda les jolis dessins."
"Bof, l'un ou l'autre, c'est pareil. Je sais pas ce qu'ils foutent ici. C'est une école de détectives, pas de dessin. C'est pas avec un joli dessin qu'ils succéderont à L."
"T'es lourd, tout le monde fait pas la course à L."
"C'est sûr, sinon on aurait pas les Alters ni les Shapes haha !"

Eux, ils méritent de se faire rabattre le caquet. Il déteste se faire comparer à Linda. Pas qu'il ait une dent contre Linda en elle-même. Elle est trop gentille, trop naïve, trop pleine d'étiquettes qui lui collent à la peau et que se retrouvent collées aussi à la sienne, parce que leurs domaines sont si proches.

Une petite vengeance est de vigueur. Il attrape son tube de taupe et laisse un graffiti sur la faïence pour restaurer l'honneur des Alters. Puis il bondit pour s'accrocher au rebord du mur et vide un tube de carmin dans les cheveux des deux critiques.

"Que veux-tu faire de ta vie ?" Demande la conseillère d'orientation.

Il fait vaciller le crayon qu'il mordille distraitement.

Elle sourit.

"Oui, créer des œuvres d'art. Bien sûr. Mais est-ce que tu as un but en particulier ? Un Magnus Opus ?"

Oui, mais comment expliquer... Mmmh... Après quelques minutes de silence, il décide de retirer le crayon de sa bouche et le faire danser entre ses doigts à la place.

Sa voix est rauque, trop hors d'usage.

"Les gens aiment l'art. Les films, romans... C'est le meilleur médium pour les toucher."

"Tu parles des romans. Ce sont des mots. Les films aussi les utilisent, pour la plupart. Est-ce que ce ne serait pas plus efficace que toi aussi tu utilises des mots plus souvent ?"

Il cesse de faire virevolter le crayon entre ses doigts et l'utilise pour tracer sa réponse sur une feuille de papier. Ça ne lui prend pas longtemps.Cette question lui est souvent posée, et sa réponse est pratiquée.


Elle observe un instant sa réponse et hoche la tête avec approbation.

"Je vois, c'est plutôt juste. Je comprends le comment de ta démarche, mais il me manque le pourquoi. Toucher ton public... Dans quel but ?"

Il rapproche ses mains, mime tenir un objet précieux, et les élève vers les cieux.

***

Il arrive à courir assez vite pour semer les deux commères et se réfugier dans sa chambre. Il s'est déjà fait remonter les bretelles aujourd'hui, une fois par jour c'est assez. Tant pis pour la douche. Ce ne sera pas la première fois qu'il se couche avec encore des couleurs plein les doigts.

Il allume la lumière, et une symphonie d'or et de couleur lui répond. Les murs sont couverts de reproductions de Klint, Bansky, Pollock, Van Gogh, qui elles mêmes recouvrent 9 ans de gribouillages. Les gouttes de peinture sont partout, au grand dam de son camarade de chambre.

Il balance ses chaussures dans un coin, son short sur une chaise, les poches toujours pleines de tube. La seule chose qu'il prend soin de faire, le soir, c'est de rincer correctement ses pinceaux d'acrylique.

Ensuite il s'étale sur son lit, place un filtre rose sur sa lampe de chevet, et ouvre son laptop.

3400 vues sur la page de son comic publiée ce matin. 56 commentaires, environ la moitié en anglais. C'est le seul inconvénient de dessiner un comic muet.

Nouvel onglet. Derniers posts avec le tag Winchester... Non... Non... Ah ! Son tag de la semaine dernière a été remarqué. 76 vues, 6 reposts, 2 commentaires. Il mordille distraitement la ficelle de la capuche de son sweat. Il aimerait bien travailler davantage ses tags, mais ça implique de s'éclipser au milieu de la nuit. Il pourrait rejoindre le club d'Urbex... Mais s'il tag les lieux qu'ils visitent, il va vite s'en faire virer.

Ça fera toujours un tag de plus.

À voir demain. Pour l'instant, il attrape sa tablette graphique. Il a encore le temps de sketch quelques pages de son comic avant d'aller dormir.

"Les mots heurtent plus que les coups"

C'est son premier souvenir.

L'ombre de la maison.

Les coups et les cris.

Tâches d'encre sur images surexposées.

Ces souvenirs sont flous. Ensevelis. Réprimés. Non-dits.

Il se souvient seulement que ses parents se battaient beaucoup. Cette phrase, plus haut, c'est l'un d'eux qui l'a prononcée. Il ne sait plus lequel.

"...plus fort que moi, c'est ma seule arme, je suis obligé..."

Bris de verre, contre le mur

"cache toi"

"dégage"

"arrête de pleurer"

Observer et comprendre, c'est sa seule défense. C'est une question de survie.

Observe. Le moment de calme. Le moment où s'aventurer dans la cuisine pour se nourrir. Le moment où s'échapper.

"si seulement..."

Les mots sont sa seconde arme. Observe. Choisis le bon mot au bon moment, et tu peux rediriger l'énergie destructrice vers quelqu'un d'autre.

"TA GUEULE ! CREVE !"

Détruire ou être détruit.

Une partie de lui a été détruite. Sans doute. Peut-être.

Heureusement, l'histoire ne s'arrêtait pas là.

Après l'autodestruction de son unité parentale, il est placé dans une famille d'accueil. Des gens aimants. D'autres enfants. Il ne sait pas, alors, à quel point l'univers est grand et les gens différents. Il n'est qu'un enfant de six ans.

Détruire ou être détruit.

À lourds coups de mots, il est déplacé.

Mais une personne qui devait atterrir, plus tard, à la Wammy's House, ne peut qu'être maline. Il observe et apprend vite.

Il n'est pas obligé de détruire pour se tailler une place où exister. Regret, pour ne pas l'avoir compris plus tôt.

Mais alors, que doit-il faire ?

Pour l'instant, observer.

Et se taire.

Détruire ces mots qui en ont trop fait.

Très rapidement, sa violence envers les autre s'évapore, neige réchauffée par le soleil. Mais cela n'efface pas les blessures du passé. Sous vœu de silence auto imposé, il est à court de moyens pour exprimer et digérer ses émotions.

Alors il dessine.

Il dessine beaucoup.

Prenons un moment pour représenter ce petit garçon.

Non-verbal

Un historique de problèmes comportementaux

Un don peu commun pour les arts plastiques, même pour un adulte

On le diagnostique alors comme autiste savant, ce qui attire l'attention de la Wammy's House. Au final, ce diagnostic n'est pas confirmé. Qu'importe, Wammy's House l'emporte.

Tout cela, c'était il y a bien des années.

Il a enseveli ces souvenirs sous de nombreuses couches de peinture. Un passé dramatique ? Oh, non ! Pas lui !

Un simple artiste, avec ses quirks d'artiste. Pourquoi il ne parle pas ? C'est simple :

Une image vaut mille mots

Rien d'autre