Felix, dit "le prof" [fini]

Felix est un grand homme, avec les épaules carrés, une mâchoire carré et une coupe carré. Physiquement, s’il se place entre deux armoires à glace dans un Ikea et qu’il ne bouge pas, normalement, personne ne le remarque jusqu’au lendemain. Sans être un frigo en terme de morphologie, il a plus de proximité avec le mobilier en ébène massif style baroque (le style que les catholiques ont inventé pour enrager les protestants, donc un style chargé) qu’avec le salarié moyen de start-up en open-space. Une proximité qu’il entretient en allant à la muscu et à la boxe, pour garder une bonne condition physique. Ce qui fait souvent de lui le préposé aux déménagements (de toute manière il est toujours volontaire pour déplacer un meuble). Comme tout œuvre d’architecture baroque, Felix est quelqu’un d’assez chargé visuellement, il fourmille de détails : les tatouages maoris sur ses bras, son style de milicien (rangers, treillis et souvent un pull jaune dont il retrousse les manches, le tout avec un keffieh), ses yeux bruns et ses cheveux noirs. Les bons jours, il a une barbe bien taillée, les mauvais jours, il a une barbe d’homme des cavernes.  
Il a toujours une paire de lunette de soleil sur lui, parfois même en intérieur. Ce qui lui vaut souvent d’être traité de beauf ou de mégalomane, même si en réalité, c’est une vieille habitude qu’il a gardé de sa jeunesse au Moyen-Orient. Il ne fait pas exprès de garder ses lunettes en permanence, c’est juste une habitude qui s’est ancrée en lui. Une raison un peu moins avouable est que Felix est très attentif à son environnement, garder les lunettes de soleil lui permet de fixer les gens qui l’intéresse sans se faire prendre.

Mentalement, Felix a des liens de parenté avec le parpaing et l’âne. Il a une cervelle très dense, qu’il n’aime pas trop faire réfléchir sur les sujets qui ne le passionne pas, mais il peut être entêté s’il se trouve un loisir qui l’intéresse. Il aime établir des connexions entre les objets qu’il aborde, parfois un peu farfelue, mais cela lui permet de mieux réfléchir : plus il a de points de références et d’accrochages, mieux il assimile l’information.

Du point de vue caractère, Felix est quelqu’un d’assez calme, qui sait s’adapter à son interlocuteur et a une conversation assez fournie. Il a ses propres opinions, souvent politiquement incorrectes et de ce fait, il les garde souvent pour lui. A l’occasion, il aime glisser une petite pique amicale à ses amis, sans toutefois se complaire à les tacler ad vitam aeternam. S’il a ses propres centres d’intérêt, il aime découvrir ceux des autres et se laisse emporter assez facilement par tout type d’activité tant qu’il y a du monde. Bien qu’il soit assez détaché, voire carrément froid, principalement à cause de ses expériences passées, Felix n’a pas oublié ce qu’est la compassion ou la joie. S’il est du genre pince sans rire, il sait qu’il a changé et que ce n’est pas le monde qui s’est arrêté de tourner rond. Ce qui l’amène souvent à être d’une patience infinie envers les enfants comme les adultes.
On le dit détaché, Felix a plutôt tendance à dire qu’il a passé l’âge de s’inquiéter. En réalité, même s’il ne l’admet pas en public, il a du mal à établir des liens. Bien sûr, il sera toujours partant pour prendre une bière, consoler un chagrin d’amour ou passer la nuit dans une maison close en Hollande. Mais depuis ses années miliciennes, Felix a l’impression de ne pas pouvoir partager ses émotions, ou alors avec d’anciens militaires, parfois. C’est un fossé qui l’a conduit à s’isoler parfois des autres. De son aveux à peine sarcastique « les humains m’ont déçu, les livres non », ce qui l’amène parfois à étudier Shakespeare plus que de raison, ou à écrire des histoires qui sont à l’occasion éditées.

C’est peut-être pour ça qu’il s’est engagé à la maison Wammy, car il cherche le frisson, des responsabilités, donner un avenir. Une cause qui mérite son attention, ça plutôt que d’écrire des articles pour un tabloïd anglais à propos du nouveau scandale sur le premier ministre « Petty Peter » ou sur la nouvelle frasque de la famille royale.

Felix est raciste, pas au sens qu'il hiérarchise les races ou déteste des gens pour leur couleur de peau. Il a vécu suffisamment de chose pour savoir qu'un paramètre ne change pas radicalement la donne. Plutôt que son expérience des voyages et des cultures lui a appris que tout n'était pas égal partout et que chaque culture avait ses propres valeurs fondamentales. Il s'est fait ses propres préjugés en allant voir le monde et garde ses expériences (les pires comme les meilleurs) comme points de référence. Déterministe sur les bords, il estime que certains traits de caractères peuvent être innés, après tout : on peut naître avec les os de verre, alors pourquoi pas naître idiot ou surdoué? Tout cela fait que Felix peut avoir l'air conservateur, voire rétrograde, mais il garde ses opinions pour lui.
Il est dans un orphelinat où on côtoie de tout, si ça lui posait tant que ça un problème d'être dans un orphelinat arc-en-ciel, il n'aurait jamais déposé sa candidature.

Alors quoi ? Il faut que je fasse une petite présentation, façon alcoolique anonyme ? D’accord, du coup, vu que j’ai passé ma vie à travailler avec les mots, y compris sur un réseau social à l’effigie d’un oiseau, je vais me permettre de mettre quelques avertissement.
Attention aux triggers, je vais parler de violence, de géopolitique, de ma vie privée et de choses méchantes. #Violence #répression #guerre civile #suicide


Du coup, commençons par le commencement, ma famille.
Je viens du Moyen-Orient, ça n’aura échappé à personne si vous avez vu mon visage. Pour être exact, je viens de ce que les américains les plus cyniques appellent « une pétromonarchie », comment ça vous ne savez pas ce que c’est ?

Ne vous inquiétez pas, c’est pas une fierté que de venir d’une pétromonarchie. Pour vous expliquer, c’est le surnom des états qui vivent du pétrole et de rien d’autre, qui ont tendance à avoir un fonctionnement qui frôle parfois la féodalité. Mais qu’importe, tout le monde aime le pétrole, y compris notre jardinier quand il doit passer un coup de débroussailleuse. Je suis né dans une famille riche, qui m’a très vite envoyé faire des études en Angleterre où j’ai validé un doctorat en littérature anglaise, option journalisme.
C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il y avait un fossé entre le monde duquel je venais, et celui où j’arrivais. C’était une sensation assez curieuse, mais aussi très agréable de découvrir une nouvelle culture, ce qui était permis, ce qui ne l’était pas. J’ai toujours du mal à comprendre cette passion qu’ont les anglais pour les vitriolages, mais bon, c’est un pays où pour combattre la violence, on interdit les couteaux à bout pointus. C’est suite à cette période que je suis devenu reporter, par soif d’aventure et crainte de finir prématurément derrière un bureau. J’ai visité les différentes zones de conflit dans le monde, j’ai interviewé des chefs de guerre et posé des questions à des miliciens, des insurgés, des militaires.

Le début de l’année, vous allez dans un pays où on mutile les femmes, puis durant les grandes vacances vous allez dans un pays où au contraire, on attend d’elle qu’elles n’aient pas d’enfants. Puis ensuite, vous vous perdez dans des pays nationalistes, puis le jour d’après, dans une région où avoir le drapeau national à sa fenêtre est une honte. Pour conclure, un matin on prend le thé avec un pirate qui attaque des paquebots civils, puis on sabre le champagne le soir avec un général qui a ordonné un bombardement pour célébrer le nouvel an.

Bravo, vous avez fait le tour de la planète Terre, vous vous êtes rendue compte que votre opinion elle est invalide pour un tas de raisons. Que massacrer son voisin c’est encore d’actualité un peu partout, parfois pour des motifs économiques, parfois parce qu’il ne se prosterne pas devant la bonne idole, parfois car il ne fait pas partie de la bonne ethnie.

Du coup, après ce charmant voyage initiatique autour du monde, c’est normalement l’instant où on dit « pardon papa, pardon maman, je vais devenir prof et avoir une vie bien rangée. » Mais, si vous n’êtes pas un urbanoïde irrécupérable (alias un londonien), vous devez déjà avoir été à la pompe à essence un petit matin. Mais si, vous savez, un dimanche matin, vous prenez votre voiture, votre fidèle monture qui vous a bien servi et vous l’emmenez se sustenter. Elle mérite un bon bol de gasoil, la pompe est vide, il fait beau et la rosée matinale vous embaume, vous commencez à remplir le réservoir. Un délicieux arôme d’hydrocarbure vous monte au nez, une chouette odeur de gasoil, vous dilatez les narines et vous inspirez à fond.

UUUUUUUUFFFFFFFFF
Eh bien, pour être honnête, j’aimais bien ça.
UUUUUUUUFFFFFFFFF
Du coup, j’ai repris mes valises et j’ai continué.

Il y a deux rencontres qui m’ont marqué durant cette période, quand j’avais trente ans.
La première était en Afrique. Parce qu’elle m’a fait prendre conscience que la littérature est un domaine qui ne déçoit jamais, même dans la boue qu’est la romance paranormale (oui, la jeune étudiante qui tombe amoureux du vampire/loup garou), on trouve des perles. Des éléments pour avancer, les échecs jalonnent la route et on apprend de leurs erreurs. C’est en partageant une bière avec un africain que je l’ai compris. Nous étions tous les deux dans un jardin, il avait une robe traditionnelle et assis sur de vieilles chaises en plastique, une AK calée entre les jambes et une caisse de bière à côté de son siège, il lisait un livre, « pourquoi les nations échouent ». J’ai compris que si les humains m’avaient déçus (et pétris d’admiration d’autre part, mais pas dans le bon sens du terme), les livres représentaient une grande partie de ma vie. Au milieu du vortex de violence qu’était sa guerre civile, il lisait pour s’instruire, insensible aux coups de feu en arrière fond.

La deuxième était en Amérique du Sud. C’était en arrière fond d’une bataille, je discutais avec un conscrit qui mangeait une conserve froide de flageolets. On était dans la jungle, dans un vieux camp de base tout pourri et je l’écoutais pour un article de presse. Puis je m’en vais pisser, je reviens et le tableau m’apparaît. Je me rends compte que le conscrit de dix-huit ans est l’élément le plus jeune du tableau. Non, pas au sens qu’il est la personne la plus jeune du groupe, il est réellement l’élément le plus jeune de l’image. Les arbres sont centenaires, les tentes ont vu plusieurs guerres et doivent avoir deux décennies au compteur, les fusils datent des années 90 (si, souvenez-vous, les FAL et les G3, les armes du monde libre et non aligné), la cuillère est toute rayée et la boîte de conserve porte d’antique dessin. Je comprends qu’il ne faut pas trop en attendre, que la vie humaine n’est pas si précieuse qu’on le croit et étrangement éphémère par rapport aux objets. On dédramatise comme on peut de voir qu’un conscrit n’a pas l’âge de son uniforme et qu’il va mourir pour un truc qui nous dépasse.
Alors on rentre chez soi, au lieu de taper des articles de journaux, quand bien même on est polyglotte on s’emmerde. Du coup je suis devenu volontaire dans un conflit, vous savez, à chaque fois qu’il y a une guerre civile ou un changement de gouvernement, il y a toujours des factions qui s’opposent. Alors j’ai fait comme beaucoup de gens en manque d’adrénaline et je suis devenu volontaire. J’ai fait ça pendant quatre ans, puis je suis rentré, puis je suis devenu un universitaire en littérature, j’ai mis à profit mon doctorat, une place c’était libérée.

Ah oui, entre temps je me suis marié à une tradeuse Ecossaise et je lui ai fait deux filles, évidemment.
Mais reprenons, j’atteins la fin de la trentaine, je suis professeur de littérature dans une pétromonarchie où il ne fait pas bon de parler politique. Du coup, comme toute personne intelligente, j’ai parlé de politique, j’ai eu les mauvaises convictions et j’ai dû fuir le pays (classique). Je demande l’asile politique au Royaume-Uni et me voilà ici. Bonjour Fergie Cyclonite, on va oublier l’ancien nom, celui qui a failli se faire tuer en prenant l’avion pour Londres.

Je sais, « Felix ! On s’en fout de ta mégère et de ta vie ! Comment es-tu arrivé à Winchester ! » J’y viens.
Il s’avère que ma femme est tradeuse, une petite indépendante qui a toujours eu le vent en poupe. Même si en réalité elle était très intelligente, surtout avec la récession économique. Comme le dit un adage de Wall Street, « en marché bien portant, tout le monde est intelligent, tout le monde il sait faire du fric en bourse. » En marché en récession, là où tout se casse la gueule, c’est plus difficile.
Ma chérie s’est trompée dans ses analyses et sa gestion du risque, elle a perdu nos économies. Non, pas celles qui servent à aller en vacances, celles qui devaient payer les études de nos deux filles. Elle s'est jetée d'un pont le jour-même. Je l’ai appris par l’intermédiaire de la police, alors que j’étais à Londres pour une conférence sur… Sur l’écriture inclusive, sur le problème d’identification des thématiques et la pollution de l’information par l’attribution arbitraire du genre comme désignation à privilégier. C’est suite à ça que je suis rentré en Ecosse pour m’occuper de nos deux filles, alors qu’elles étaient au lycée.

Vous le sentez venir hein ?

Le boulot d’universitaire paie bien, mais il est trop chronophage. Alors, je postule pour enseigner à la maison Wammy en tant que prof de littérature. On m’accepte.
Gros salaire, grosses obligations, grosse fac pour mes filles.