je te laisse bien peu

Ibrahim zone.
Il plane en fait, il s'égare, se trompe de chemin, revient sur ses pas puis s'arrache à la terre. Puisqu'il ne connait pas l'apesanteur et n'est pas appesanti, son corps s'élève et il quitte la stratosphère. En orbite entre les astéroïdes, il foule les terres amorphes de Mars, suit les courbes de glace qui longent Saturne, quitte le système solaire.
Adieu la voie lactée.

Il aurait fallu être un concept, une loi de la physique, une donnée immatérielle qui n'existe que part sa propre définition. Une force née de la nuit des temps, aux premiers soubresauts du monde. Sans corporalité et sans but, ni une onde, ni un corpuscule : une sentinelle silencieuse qui arrange et admet.
Mais cette chose organique dans sa poitrine bat très fort et chacune de ses pulsations ramène Citronnelle à la vie, à sa chair, à ses cheveux et à ses jambes, à sa peau battante et tiède, à cette enveloppe charnelle qui n'est pas tout à fait lui, ni tout à fait la sienne.

Depuis son cœur ralenti, Ibrahim déambule à perte. Trimbale ses organes vitaux comme les reliques d'une vitalité dont il n'a jamais voulu. Trimbale ses deuils, enflés dans ses poumons et qu'il retient en apnée : les désespoirs dont il ne consent pas à se défaire. Retenir ce qui nous brise et qu'il faut bien trimballer.

Heureusement Ibrahim est stupide et inconscient de sa propre perdition. Son esprit en morceaux s'éclate contre la réalité trop solide et trop unifiée. Puisqu'il confond les jours, les couleurs, les scènes, l'ensemble s'agglomère en une seule et même entité spectaculaire, d'une infinie beauté.
Au fond la vie est une belle chose, il se dit qu'il est comblé. Bien que sa tristesse ne le sache pas, Ibrahim est heureux.

(tw dépression)

C'est le supplice de la poussière qui retombe.
Il se souvient peu. Effrénée est la course, celle de sa poitrine féroce tambourinant, de ses jambes qui se rattrapent l'une à l'autre. On le tire en avant avec une force démentielle, la puissance l’entraîne et le soulève au-delà du sol. Il ne perçoit rien, les pupilles, le nez, la bouche, les oreilles, les mains tout infectés par la chute du nuage ocre. Il ne sait pas où ils vont mais se sait plusieurs par cette main qui le maintien à la survie. Il ne faut pas s'arrêter. Même quand les genoux rompront de les tenir, que les pieds hurleront d'être tranchés, que le dos s'effondrera. Ils ne s'arrêteront pas.


C'est à présent la nuit, glaciale et humide.
Une obscurité impénétrable, écrasante comme un immense linceul présageant du dernier sommeil. Il est recroquevillé dans un espace infime et tous ses vêtements sont trempés (intransigeante est l'humidité qui a pris possession de strates entières de sa chair). Le noir glacial fait déraper les contours de son squelette et ses os grelottent tant qu'ils lui font mal. Des tremblements, non pas de froid, mais de terreur brute : il se voit mourir, l'effroi tord les cordes de son cœur prêtes à se rompre. Quelque chose va lâcher prise à tout instant.
Pourtant, contre lui, les bras le scellent encore et l'ancrent à cet instant. Au creux de son oreille un murmure inlassable.
Allah Akbar.
Dieu est grand.


Dieu est grand et je suis minuscule.
Je ne me connais pas de nom ni de mot. Je suis un organisme étranger à moi-même et à ceux qui me perçoivent. Dans les vitres, dans les miroirs navigue ce reflet indifférent, cette autre chose. Sans visage, je me défais de toute substance corporelle : je dévore mes propres particules et mes atomes creux résonnent et se confondent avec le vide. Je n'ai pas de conception. Puisque l'univers est en perpétuelle expansion alors je veux être son inverse et me ravaler, je diminue, m'écrase et m'évanouis pour de bon dans l'insignifiance. Semblable au néant unanime, je me désincarne.

Allah, pourquoi suis-je quelque chose plutôt que rien ?


« Est-ce que tu aimes la vie à l'orphelinat ? » « Est-ce que tu t'entends bien avec les autres enfants ? » « Veux-tu jouer dans le jardin ? » « As-tu rangé ta chambre ? ».
Le petit garçon n'a pas parlé. Lorsqu'on s'adresse à lui, il courbe l'échine et son regard chute au sol. Trois ans qu'il n'a pas dit un mot, depuis son arrivée à l'orphelinat. Il s'emmitoufle dans le mutisme pour disparaître, son dos se recroqueville, ses paupières se ferment alors qu'il tente de s'évanouir dans l'air.
Il est solitaire et introverti, apprécie peu la compagnie de ses camarades et préfère se réfugier dans la serre, au milieu des plantes et des senteurs. Entre deux pots on l'y retrouve endormi, les mains qui sentent le lys et le romarin, les joues recouvertes de terreau.
Un jour Monsieur Mhing lui a apporté un maigre plan de menthe : six petites feuilles retenues sur une tige toute aussi frugale et Ibrahim en a pleuré.
« Elle te plaît tant que ça ? » avait demandé le jardinier avec douceur.
Entre ses hoquets, l'enfant qui souffle « oui ».


Depuis Citronnelle ne s'est plus tu, de peur que la parole qu'il a si durement retrouvée ne lui soit reprise. Il parle au vide, il parle à ceux qui ne s'adressent pas à lui, il parle de remplir les silences qui l'effraient et pour couvrir le vacarme, plus terrifiant encore.
Semblable aux plantes qu'il chérit, Ibrahim a surgi de la terre où gisait sa tombe et s'est recomposé. Les paumes de ses mains comme des bourgeons se sont déliés et son regard enfin s'expose à la pleine lumière : il parait même que les iris ont fleuri.