kids – sulfur

Parfois Kama a la tête trop pleine des bruits, des cris, des chamailleries de ses camarades. Quand le laboratoire est en pleine effervescence des ingénieurs en herbe qui scient du métal, entrechoquent les béchers, font souffler le chalumeau, le tibétain ne sait pas où se terrer pour lire ou méditer.

Il a trouvé un havre secret dans la crèche de l’établissement, après l’heure du coucher des bambins. Au milieu de leurs créations en gommettes, de leurs petites chaises et la pile des matelas de sieste, Kama s’imprègne de cette énergie joyeuse et naïve.

En faisant brûler de l’encens, il range les livres éparpillés, plie les petites blouses de peintre déposées à la va-vite dans les étagères. Dans un murmure comme un chant ancien, il récite ses verbes irréguliers en anglais. Il a bientôt son cours particulier avec son binôme et il désire le rendre fier en ne faisant aucune faute de langue.

Son regard s’attarde sur les dessins accrochés dans un alignement imparfait, et Kama tente de déchiffrer ce que les jeunes artistes ont voulu représenter. Il y avait des animaux, des soleils souriants, des maisons à deux fenêtres, mais surtout des orphelins plus grands qui étaient venus jouer avec eux.
Son cœur se serrait à cette vue, car certainement que pour ces petits, ils percevaient les grands et les adultes de la Wammy’s House comme étant leur famille désormais. Linda et Eye revenaient souvent main dans la main - ils avaient dû animer l’atelier dessin, Zygote avec un chapeau de paille, Matt et ses rayures. Les enfants aimaient bien dessiner ceux qui étaient reconnaissables. Il se voit lui-même aussi et un rire lui échappe, car il devait être plus facile à griffonner que les autres, avec sa tête ronde et lisse.

Il cherche du regard ses amis : Blossom, Diana, Venus, Crystal, Tempest, Wave sont tous là, immortalisés avec des pastels et des feutres lavables - mais il en manque un.

« Où est Sulfur ? » se demande-t-il à haute voix.

C'est rare que les enfants représentent les monstres gentils. Ceux de leurs cauchemars prennent une part importante de leurs terreurs et de leurs craintes, les plus grands qu'ils aiment aussi - mais les entre-deux qui les gracient mais dont l'existence les remplit d'une crainte inexpliquée ne prennent pas place sur le papier.

Sulfur n'est pas adoré des enfants. Ils n'ont pas le goût de la verbe délicate et se fichent bien de la rhétorique, certains déjà réclament ses bras mais c'est à la manière de ceux qui se prétendent adultes - une poignée choisie et qui s'accroche à ses jambes. Et surtout, Sulfur n'est pas à sa place, ici. Il aura beau mentir encore et encore, les couleurs chatoyantes ne lui vont plus au teint quand on prend du recul - de près, il s'y noie. Ainsi peut-il faire mine devant Kama. Je suis là. Il est arrivé derrière lui, mains dans les poches de son pantalon droit noir ; il dessine du regard la silhouette de son partenaire. Quiet, d'un calme olympien, Sulfur n'est pas reconnaissable par son allure ou ses regards ; rien ne lui ressemble. Pas d'agressivité, pas de faux jeu, il s'approche de Kama pour se mettre à ses côtés avec l'intime certitude qu'il n'a pas grand chose à cacher. A son tour il se cherche, et ne se trouve pas : il commente simplement. Je n'y suis pas. Cela le fait sourire, devrait-il se sentir triste ? Pourtant il n'y parvient pas. Rien ne vient, aucun pincement. Il constate son immense vacuité. Est-ce que cela te fait de la peine ? Il regarde Kama en coin, pas cruel mais il devine : dans un monde parfait où Sulfur était à l'image des fantasmes de Kama à son égard, tous les enfants l'adoreraient. Et pourtant !

Rien. Sulfur reste debout à regarder le mur.

« De la peine ? »

Ce mot est doux dans la bouche de Sulfur. On dirait, dans sa voix, qu’il s’agit d’un sentiment confortable et tendre, qu’on aimerait avoir, chérir, couver dans son coeur.

« Un peu de peine, oui. »

Pourtant, de la peine - il aimerait encore répéter ce mot dans sa tête, avec la même prononciation délicate que le word - il en ressentait beaucoup, et ce tous les jours. Quand il entend le pseudonyme de son ami, comme un sifflement venimeux agitant des messes basses glanées par indiscrétion, son coeur se plombe. Il n’y croyait pas pourtant au début, il pensait mal entendre, ne pas connaître un mot semblable, manquer d’informations. Mais les semaines se succédaient et ses incertitudes s’estompaient à son grand désarroi. Les pièces du puzzle tombaient aux endroits prédestinés et formaient une image qui ne pouvait que l’emplir de chagrin.

Mais comment ? Comment les autres pouvaient-ils le honnir ? Avec son profil si beau, ses yeux si brillants ? La courbe de ses lèvres, la finesse de ses pommettes, ou même ses cheveux qu’on devinait soyeux et doux ne rappelaient-ils pas un prince des légendes, une statue de bodhisattva destinée à inspirer l’adoration ? Kama se refusait de croire qu’un être aussi admirable renfermait l’âme pourrie dont il avait entendu des rumeurs.

Il choisit de fermer les yeux.

« Avec qui es-tu ami ? »

Kama pensait formuler la question au passé, mais la tournure maladroite trahit la curiosité qui le démange. En effet, il voudrait savoir, avec qui le coréen s’était-il lié d’amitié en arrivant ici, comme lui, à quelques années d’écart ? Qui aurait pu dessiner un portrait de lui et l’accrocher sur ce mur ?

Comment cela, un peu de peine ? Pourquoi Kama a-t-il de la peine pour quelqu'un qui n'est même pas triste, qui ne formule, même pas, cette tristesse pour laquelle il faudrait avoir de la peine -
Il comprend bien le procédé, naturellement il y a de l'empathie, et il sait que certains en ont pour lui, la plupart même, c'est d'ailleurs ce qu'il attendait de Kama en lui demandant. Mais en même temps, il comprend que cette peine va plus loin, s'inscrit dans quelque chose de plus quotidien, de moins anecdotique, sinon son ami ne prendrait pas la peine de s'arrêter, et de répéter le mot deux fois, de baisser légèrement la voix, comme il le fait sur la fin. S'il n'était pas question d'une peine qui englobe plus largement son existence, alors l'ambiance serait différente. Moins grave. Sulfur est perturbé par cette peine qu'il a lui-même invoquée en prononçant son nom.

Silencieux, il écoute Kama jusqu'à ses respirations. Il veut comprendre pourquoi il y a tant de peine et pourquoi son réflexe naturel est de s'en réjouir ; non pas d'une vraie joie, mais de constater positivement son existence. Pourquoi cette peine, par réflexe, induit chez lui forcément une continuité de réflexions. Sulfur pense : c'est bien, s'il a de la peine il restera près de moi. C'est bien, s'il a de la peine, il n'aura pas envie de me contrarier. Mais non ! Il n'a pas besoin de garder Kama près de lui car il reste là sans chercher à s'enfuir, et que Kama ne cherche jamais à aller à son encontre. Il n'y a aucune raison que tout cela se fasse ! Il n'y a aucune réalité où Kama serait comme les autres, Oui. Surpris par la question, il répond toutefois sans hésiter. Bien sûr qu'il a des amis. Arsène, Dainty. Et toi. C'est tout, pas besoin de plus. Vous êtes mes vrais amis. Tu sais, ceux qu'on pense garder pour toute la vie. Et pourquoi pas les autres ? Pourquoi pas ceux dont il s'entoure de temps à autre ? Et pourquoi il saisit après coup, qu'il ment naturellement ou que du moins, il n'est pas certain de cette vérité comme il n'est pas certain d'aimer ? Du moins ces deux faits-là sont en réalité les mêmes. Impassible, c'est une évidence. Arsène, Dainty, et lui, sont ses amis. Pourtant quelque chose cloche, et il ne met pas le doigt dessus. Il se tourne pleinement vers lui et le questionne simplement, Pourquoi ? Pourquoi, toi qui es un peu comme les autres, au fond, me demandes-tu cela ? Sulfur attend la suite pour comprendre. Il ne se pose jamais de telles questions, alors pourquoi Kama le ferait-il à sa place lui qui est quelqu'un d'autre que lui-même ?