kama police

La valériane pour les cernes de Crésus.

L’eau en bruissant dans son thermos chante de plus en plus aigu au fur qu’il le remplit. Il pose le couvercle et le serre en faisant crisser le joint de silicone. Ses mains fines rangent la gourde dans son sac parmi les boites en aluminium soigneusement étiquetées en deux langues. La première ligne est indéchiffrable pour le commun des yeux de l’orphelinat, mais on devine que l’écriture est régulière et agréable à lire. La deuxième ligne, en anglais, est plus maladroite, les caractères séparés par des gouffres d’indécision et d’inexpérience.

Le thym pour les cordes vocales de Diana.

Avec soin il empile les petits sachets en gaze, qu’il lave à la main tous les soirs. Ils sont cousus d’un fil rouge avec un point de chausson, festifs comme des taies de coussins minuscules.
Il ouvre les boîtes devant lui, les hume en les ouvrant pour s’assurer que les plantes sèches ne sont pas éventées.

L’argousier pour les mains abimées de Héphaïstos.

Dans un pot de confiture propre il verse la préparation collante des baies écrasées. Leur couleur rouge vif et leur odeur acide font se creuser ses fossettes tandis qu’il sourit. C’est sa madeleine de Proust à lui : pendant un court moment il est de nouveau à Lhassa. Il croit sentir le froid glacial sur son échine, entendre le chant bas des moines qui bourdonne dans la grand salle.

Le gingembre pour le système immunitaire de Near.

L’air satisfait, il a presque fini de remplir ses sachets de tisane quotidiens. Plus tard dans la journée, il les distribuera, mine de rien, dans sa tasse émaillée, avec l’eau encore chaude de son thermos. Esquissant un sourire timide, il proposera les concoctions aux enfants qu'il rencontre apparemment par hasard. Il balbutiera quelques mots pour dire que cela leur fera du bien, que cela leur redonnera de l’énergie pour le reste de la journée. Il cherchera quelques mots difficiles dans son dictionnaire de poche et les prononcera avec un accent hésitant.

Le rooibos pour les yeux humides de Ginger.

Enfin il entend la clameur des enfants qui descend les escaliers, leurs voix qui résonnent dans les couloirs qui mènent au réfectoire. Kama ferme son sac, passe la bandoulière sur son épaule, quitte la cuisine de ses pas de chat. Tout le monde apprécie pourtant sa gentillesse et sa douceur - mais lui préfère observer les autres de loin pour l’instant.

C’est celui qui descend parmi les hommes pour les plonger tantôt dans le plaisir tantôt dans le chaos.
C’est lui, dieu tout-puissant, qui perpétra des massacres au nom de certains mortels bienheureux et fit s'entretuer des familles entières pour leurs conflits et leurs désirs enchevêtrés ; son essence devint motrice des grands poètes et des conquérants ; il engendra les liens les plus forts entre les humains comme il détruisit certaines parmi les plus solides de leurs civilisations.

Il rendit certaines gens si malheureuses qu'elles l'adoraient en pleurs.
Kāmadeva est l'amour.

Kunchen a trouvé son pseudonyme dans les vieux livres de son maître, ceux dont les pages jaunies sentent l’encens et sont imprégnées du gras des dizaines de doigts qui les ont tournées durant des décennies.

C’est encore un enfant mais il a le visage grave des statues millénaires. Les connaissances qu’il détient le revêt du sacerdoce des gardiens de l’humanité; les herbes, leur parfum, le corps, ses points de contact, les écrits, leurs caractères complexes.
Pourtant il sait que le plus important du savoir qui lui a été inculqué n’est pas dans les livres sacrés, ni les recettes de remèdes traditionnels. Ce qu’il renferme de plus précieux est la chaleur qu’il dégage des paumes de ses mains : le contact de l’amour.

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En regardant par le hublot défiler le continent qui l’a vu naître il pense à ce pays qu’il quitte mais dont il ne connaissait finalement presque rien. Les grandes bâtisses de Lhassa ne sont que d’infimes souvenirs dans son océan d’impressions qui coulent dans sa mémoire. Entremêlées affluent les images des terres battues qu’il a parcourues depuis qu’il sait parler, à dos de cheval comme à l’arrière de vieilles jeep increvables. Se confondent des centaines de visages qu’il a mémorisés au fil de leur transhumance de savoir, ceux dont les pommettes rougies par l’altitude respirent la liberté. Ceux des nomades qui les ont accueillis, qu’ils ont soignés en retour, ceux des lamas avec lesquels ils ont échangé et ri, mais aussi ceux des dignitaires qui les ont repoussé avec une rigidité impénétrable.

Quand on lui demande son pays d’origine, Kama est forcé de généraliser un odyssée en un lieu administratif, incapable de décrire sa véritable patrie, constituée des âmes qui peuplent les hauts plateaux de l’Asie centrale. Il ne saurait pas pointer du doigt sur google maps les endroits exacts qui ont jalonné sa vie itinérante. La cartographie mentale de sa vie est, elle, limpide pourtant.

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Kunchen a vécu dans le sillage d’un géant sérénissime, une entité de la nature séculaire et doucement aveuglante. Le chagrin de l’avoir perdu est surtout celui de ne pas pouvoir le présenter à ses nouveaux amis. Le souvenir de Gedun, si vivace dans son esprit, est intraduisible à l’oral, et encore moins dans son anglais rudimentaire. Alors il s’applique à reproduire ses gestes, pour les partager aux autres, comme pour les garder intacts dans sa mémoire.

De ses longues leçons rigoureuses passées à lire les caractères sanskrits à la lueur froide du soleil bas il a retenu moins que de l’observation quotidienne de Gedun et des mille manières qu’il avait de partager son amour avec le monde. De son adresse quand il préparait le thé noir gras et odorant en le faisant couler avec sa louche, de sa douceur quand il parlait aux enfants malades des villages reculés. De son respect quand il s’arrêtait devant les monuments de pierre érigés pour les dieux ancestraux, de sa compassion quand il priait devant les étoles de soie bleue, nouées en l’honneur d’un être aimé. Partout, des bribes de l’humanité, éparpillée en miettes dans les monts, sur les steppes, qui laissent en témoin des sentiments étalés depuis des générations, une intuitive largesse d’âme, commune et universelle, partagée malgré les frontières, malgré les différences de dialectes et de croyances.

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Kama peine parfois à trouver le sommeil quand le vent s’engouffre dans les cheminées. Winchester est silencieux, sa vie est calme maintenant, en dehors du bruit des enfants et de leur joyeux chaos quotidien. Mais le bruit du vent le ramène à sa vie d’avant, son identité précédente, aussi floue que celle de maintenant. Kama n’est pas certain de connaître son vrai prénom - Gedun le lui a donné quand il l’avait recueilli.

Gedun a disparu maintenant. Un officier a dit à Kunchen que son maître avait eu une crise cardiaque. Sans oser en douter verbalement, il avait rejeté cette déclaration : c’était un homme en pleine santé, d’une quarantaine d’années seulement. De retour à Lhassa, des connaissances de Gedun l’avaient approché et contacté un orphelinat en Angleterre dont il leur avait parlé, si d'aventure il lui arrivait quelque chose. Sa tristesse est soulagée de savoir que Gedun sait où il est, et qu'ils seront réunis un jour.

Dans son nouveau foyer l’enfant sait qu’il peut y trouver le bonheur. Il chérit ses nouvelles amitiés, est fasciné par les relations entre ses camarades, et les observe, encore timide. Il trouve du réconfort dans le goût doux-amer de sa séparation avec sa vie d’avant, s’applique à écrire ses lignes de lettres, se réjouit d’essayer les jeux vidéos dont il avait entendu parler par d'autres enfants comme de légendes.

Kama est l’amour - pas celui éclatant et terrible des mythes, pas celui non plus potelé et moqueur de ce continent-ci, mais celui qui est obstiné et doux, dévoué à jamais aux autres.