Queen in my numeric tower

C'est le grognement de Kerberos qui la sort tout d'abord de sa concentration. Un petit grondement, indiquant que quelqu'un se trouve dans le couloir. Elle décale son casque, tend une oreille. Oui, des pas.

Elle se force à ne pas stresser. C'est probablement juste quelqu'un qui passe. Elle continue de coder d'une oreille.

Toc toc.

Merde. Ne pas stresser.

"Pause." à voix basse, dans son micro.
"Entrez." à voix haute, en direction de la porte.

La porte s'ouvre. De petits pas hésitants.

"Euh, b- bonjour, excusez-moi..." Elle ne le reconnait pas. Un élève, certainement. Pas très grand, probablement plutôt jeune.
"C'est pour quoi ?" Elle demande sèchement, avec autorité.
"Mon compte. Pour les cours, il marche pu, et, euh, c'est le mot de passe je crois ? Je peux pas me connecter, et on m'a dit de vous demander ?"

On lui a dit de lui demander ? De lui envoyer un message, de lui laisser un ticket, pas de venir dans son bureau ! Bon, maintenant qu'il est là... Ses doigts glissent sur le bureau et attrapent le clavier de l'ordinateur dédié aux tâches internes.



"Ton nom ?"
"Euh, le vrai ? Ou... ?"
"Le pseudo." Il serait pas un peu mou du bulbe celui-là ?
"Wolf, madame. C'est Wolf."

So edgy. Elle tape rapidement la commande lui permettant d'accéder aux informations de Wolf, et réajuste son casque sur ses oreilles.



tab, tab, tab, pour arriver aux infos qui l'intéressent.



Aaaah... Voilà qui éclaircit tout. On lui a dit de venir ici. Bien sûr.

"Pour clarifier. Qui t'a dit de venir me voir ?"
"Euh... l'autre informaticien, madame. Je me souviens plus de son nom."

Il y a une pointe de stress dans la voix du gamin. Et il a sorti un peu trop vite l'excuse à la question qui suivrait logiquement.

"Je vois. Le niveau a bien baissé, chez les petits génies, si tu penses que je tomberais dans le panneau."
"Euuuh je comprends pas madame."
"Pour avoir essayé de faire débloquer ton compte avant la fin de ta punition, je t'ajoute une semaine de bannissement des ressources informatiques. File, avant que je t'en rajoute une."
"Euh d'accord madame, pardon madame. Euh. Bonne journée."

Les petits pas s'éloignent précipitamment, et la porte claque. Pas de grognement de la part de Kerbéros.

Voilà exactement pourquoi elle n'aime pas interagir avec les orphelins. Bande de petits manipulateurs. Oh, pas tous, certes, mais...

Il n'avait pas l'air si déçu que ça de ne pas avoir débloqué son compte. Mmmh. Ça mérite investigation. Ses doigts volent sur le clavier.

Son statut de cryptide est du moitié à la rareté de ses apparitions, moitié à l'étrangeté de son apparence. Son visage défiguré est immédiatement remarquable. Suite à une attaque à l'acide, la peau de son visage a une texture étrange et déformée. L'un de ses yeux est fonctionnel mais a un aspect un peu étrange. L'autre est un œil de verre complètement blanc. S'il y avait encore un doute, le fait qu'elle se déplace avec une canne blanche et son chien guide mettront rapidement en évidence sa cécité.

Ceci mis à part, elle est asiatique, avec la peau plutôt foncée. Elle a les cheveux longs, sombres et fins, qu'elle attache souvent en queue de cheval négligée. Elle préfère les vêtements simples et confortables, avec peu de motifs ou décorations : jeans, t-shirts unis, bottes en cuir. Côté bijoux, seulement un bracelet avec des perles en bois qu'elle aime tripoter quand elle réfléchit. Lorsqu'elle n'est pas sur ses ordis, elle garde son casque autour du cou.

Elle n'est pas totalement aveugle. De son unique œil fonctionnel, elle peut distinguer des formes larges. Assez pour voir si quelqu'un se tient en face d'elle, ou pour voir les murs avant de rentrer dedans. Mais pas grand chose de plus. Elle ne peut pas voir de loin, elle ne peut pas distinguer des visages, et elle ne peut certainement pas lire. Pour travailler elle utilise des logiciels lecteurs d'écran. Elle utilise à la fois le clavier et des commandes vocales pour contrôler ses machines. Elle a toujours un micro-casque branché sur son ordinateur principal, et des enceintes réparties dans la pièce pour l'alerter si un ordinateur secondaire a besoin d'attention. Travailler à côté d'elle est très désagréable, puisqu'elle passe beaucoup de temps à prononcer des commandes dans son micro. Si vous lui écrivez un message avec beaucoup d'abbréviations ou d'emojis, elle vous détestera car cela passe très mal dans son lecteur d'écran.

Tout a commencé par une sombre histoire d'amour, de trahison, de haine, de vengeance, et d'un litre d'acide chlorohydrique.

L'histoire de Kanyawee commence à la fin d'une autre. Après que la tragédie soit complétée, ses personnages exécutés, leur destin brisé. Petite fille survivante, petit pot cassé.

Kanyawee a dix ans alors.

Hier, elle était adorée. Première de la classe dans toutes les matières. Que tu es intelligente ! Que tu es jolie ! Lui répétait-on sans cesse. Les compliments ravis ont laissé place aux chuchotements inquiets. Quel dommage. Quel gâchis. Elle était si maline. Elle était si jolie.

Sa mère, cible de l'attaque qui a aussi touché Kanyawee, est brisée. En vie, certes, mais c'est bien tout. Complètement aveugle, elle n'ose plus sortir de la maison. Elles emménagent avec de la famille, apportent un poids supplémentaire à une famille déjà pauvre. Elles vivent de peu. Survivent serait un meilleur mot.

Au début, on lui promet qu'avec quelques adaptations, elle pourra vivre comme avant. Elle pourra lire des livres en braille, elle pourra avoir un chien qui la guidera. Mais l'école où elle va est pauvre aussi. Elle qui avalait les manuels scolaires, se retrouve avec exactement trois livres en braille. Les chiens guide, c'est presque de la science fiction.

Sa famille discute avec les voisins, à voix basse. Ils pourraient l'offrir à l'adoption. Elle aurait une meilleure vie, si des parents avec plus de moyens l'adoptaient. Kanyawee s'accroche à l'idée. Elle aime sa mère, mais c'est tout juste si elle parle encore... Elle aimait sa mère, avant. Partir, ce serait bien. Elle aura des parents qui pourront lui lire des livres, ou lui en acheter qu'elle pourra lire elle-même. Et elle pourra échapper à l'atmosphère étouffante de ce petit appartement miteux, aux chuchotements de sa famille, aux pleurs de sa mère.

Mais elle entend tous les chuchotements, quand elle est présentée à des parents potentiels.


Où sont-ils, ces parents qualifiés ? Qu'attendent-ils ?


Elle sait qu'elle est laide, conceptuellement. Elle sent les cicatrices boursouflées sous ses doigts. Elle ressent les regards tristes ou dégoutés.


Elle ne peut qu'être une charge ?

Un jour, après avoir pleuré de longues heures, une clarté froide descend sur elle.

Personne ne viendra la sauver.

Si elle veut survivre, elle devra le faire seule.

L'une de ses premières préoccupations est de trouver un métier qu'elle puisse faire. Un métier qui lui rapportera de l'argent. De la nourriture. Du pouvoir. Elle qui était avant sage et timide, la parfaite petite fille, se force à devenir autoritaire et à faire des demandes. L'un des vieux ordinateurs déglingués de l'école devient son domaine. Elle demande à ce que les employés lui mettent des tutoriaux vidéos. Une paire d'écouteurs dans les oreilles, elle essaie de couvrir tous les sujets. Rapidement elle découvre les raccourcis clavier qui lui permettent de naviguer sur Youtube toute seule. Puis elle tombe sur une vidéo expliquant comment activer la lecture d'écran sur un ordinateur. À partir de là, le monde s'ouvre à elle.

Elle apprend d'abord la programmation pour pouvoir adapter l'ordinateur à ses besoins. Puis elle fait des petits boulots de programmation, se fait un peu d'argent en automatisant des entrées de données. Lorsqu'on découvre qu'elle est aveugle, on ne la croit plus capable de rien. Elle est aussi à peine adolescente, ce qui limite sérieusement son employabilité... du moins en restant dans la légalité.

C'est surtout pour l'aspect monétaire qu'elle se met au hacking. Il y a de l'argent à se faire, et personne pour l'en empêcher. Seulement elle et ses capacités.

La première fois qu'elle coince une grande institution avec un ransomware, la bouffée d'adrénaline menace de la suffoquer. Cette ambassade est à sa merci. Elle peut décider d'un clic de leur destin. Fixer le montant de leur rançon, aussi haut qu'elle le souhaite. Pour la première fois de sa vie, elle est en position de puissance. Et ce pouvoir est addictif.

Elle n'éprouve que peu de scrupules à devenir une criminelle. Elle doit jouer avec les cartes qu'elle a en mains. Elle se pose une limite : ne jamais attaquer un institut de santé. Elle n'aura pas de sang sur les mains.

En quelques années elle amasse une belle somme d'argent. Elle se prend un appartement, pour elle toute seule, enfin, qu'elle peut remplir de tout l'équipement dont elle a besoin pour continuer sa petite entreprise. Sa famille ? Bon débarras. Y compris sa mère. Qu'elle crève, pour ce que ça change, pense la petite adolescente pleine de fureur et de rage de vaincre.

Plus le temps passe et l'argent s'accumule, moins elle a besoin de sortir. S'aventurer en dehors de son petit appartement, avec juste sa canne blanche, face aux rues bruyantes de Bangkok, est terrifiant. Elle paye un enfant de son immeuble pour lui faire ses courses et sort le moins possible. Devant son clavier, elle est en sécurité. Devant son clavier, elle est forte. Reine de son royaume d'octets et de silicone.

Elle a de l'argent. Elle est indépendante. Il est temps de réfléchir au long terme. Elle veut quitter la Thaïlande. Elle l'a voulu depuis le jour où elle a entendu des adultes commérer que sa mère avait bien cherché ce qui lui était arrivé, à vivre dans l'infidélité. Elle refuse de continuer à vivre dans le pays qui lui a pris sa mère, la personne qu'elle était, avant...

S'enfuir n'est pas bien compliqué. Elle crée une société bidon au Royaume-Uni où elle s'embauche elle-même, s'invente un PhD pour rendre ça plus crédible, et hop, une immigration parfaitement légale. Au Royaume-Uni, ça ira mieux. Elle sera en sécurité. Elle pourra quitter leur appartement pourri et commencer à vivre.

C'était peut-être un peu naïf de sa part. Changer complètement de pays n'apaise guère son anxiété. C'est le début, elle s'habituera, pense-t-elle d'abord. Quand ça ne s'améliore pas, elle ajoute des mesures pour se rassurer. Elle apprend la self-défense. Elle se procure un chien guide qu'elle entraine également en chien d'attaque. Avec un peu de temps, et beaucoup de thérapie, elle arrive un peu mieux à quitter la sécurité de l'interface numérique. Elle reste toujours une recluse, au fond, mais elle y travaille.

Quant à sa mère, elle ne voulait pas partir pour le Royaume-Uni. Bon débarras. Elle lui envoie de l'argent, mais c'est tout.

Plusieurs années s'écoulent avant qu'elle ne renoue contact avec sa famille. Au début, quelques mails hésitants. Adulte, sa vieille rancœur envers sa mère est érodée par la séparation physique et les années. Avec toute son anxiété à gérer, Kanyawee est plus indulgente quant aux années dépressives de sa mère. Et de ce qu'elle comprend à demi-mots de la façon dont leur famille la traitent, elle n'est vraiment pas aidée. Kanyawee propose à sa mère de la rejoindre au Royaume-Uni. Elle accepte. Kanyawee lui achète un petit appartement, pas très loin du soin, ainsi que des cours d'anglais et des activités dans des clubs accessibles. Sa mère s'épanouit. Commence à vivre. Elles dinent ensemble une fois par semaine.

Ainsi s'écoulent les années pour Kanyawee. Elle gagne une certaine renommée dans le monde du hacking, ce qui n'est pas pour lui plaire. Ça la rend juste plus paranoïde. Et puis un jour, sa trajectoire croise celles de L et de Watari.

C'est via L qu'elle découvre la Whammy's House. Percer le secret de son identité semblait un défi amusant. Ce qu'elle réussit à glaner sur l'orphelinat où L a grandit fait s'emballer son cœur. Ça, oui ! C'est ce qu'elle aurait du avoir ! C'est là où elle aurait du grandir ! Pourquoi n'a-t-elle pas fait partie des pensionnaires ? Parce qu'elle avait encore une famille qui n'a rien fait pour elle ? Ou n'était-elle pas assez intelligente pour être sélectionnée ? Elle n'osera jamais poser directement la question à Watari, ou à Roger. Peu importe, au fond. L'important, c'est que cet endroit existe. Et qu'elle peut, en ses termes, en faire partie.

Leur sécurité est bonne, mais elle peut l'améliorer. Elle peut aider. Aider ces gosses comme elle à s'épanouir en sécurité.

Peut-être même qu'elle pourra les inspirer. Leur montrer sa gueule fracassée et son œil de verre, qui ne l'ont pas empêché de réussir sa vie. Mais si elle veut leur montrer... il faudra qu'elle quitte sa forteresse.