new order

Cosmos est un citoyen du monde.
Il parle du libre-arbitre des États au petit-déjeuner. Au goûter il raconte que chaque être humain a une vocation et une utilité pour l’ensemble de la société.  

Cosmos parle comme si quelqu’un le payait pour parler—même quand il parle de muesli, on dirait qu’il est en train de faire du lobby.
Il parle de féminisme et de la question de la parité dans les grandes institutions. Il parle de la crise environnementale et de l’économie de marché. Il parle de quotas, d’inégalités, de grands principes, de gouvernance, de bonnes pratiques, du bien commun, de la paix. Il n’oublie pas les dilemmes des pays en « voie de développement ». Ni la « question » migratoire.
Par contre, Cosmos ne donne jamais son opinion.
Tout comme il ne prononce jamais les mots « guerre », « morts » ou « catastrophe ». Il dit conflit, pertes humaines. Il dit qu’une situation peut être qualifiée de crise humanitaire. « Oui, c’est très grave ce qui se passe en [pays en guerre]. Il y a un risque que la situation aboutisse sur une crise humanitaire. » Pas selon lui—jamais—mais selon la définition de l’ONU.

Cosmos se veut inclusif. En groupe, il pose des questions à celles et ceux qui parlent le moins. Il écoute et répète la même chose avec d’autres mots plus longs et regarde les réactions de l’auditoire. Surtout, il espère que personne n’est blessé, que tous les points de vue ont été entendus et respectés. S’il y a conflit, il s’assure toujours que tout le monde est d’accord de ne pas être d’accord.
En réalité, il veut juste qu’on l’écoute et qu’on le félicite pour son ouverture d’esprit—peu importe ce que cela veut dire.

Comme tout le monde, Cosmos a aussi ses contradictions.
Il publie des photos sur Instagram à propos du réchauffement climatique avant de regarder des vols pas chers.
Il vous souhaite une bonne journée internationale de lutte contre la biphobie juste parce que ça sonne politiquement correct. Entre temps il ne sait toujours pas comment gérer son attirance pour les garçons.
Il fait des longs discours sur la nécessité de parler dans une langue inclusive car tout le monde à l’école n’a pas le même niveau d’éducation (ou d'Anglais), puis utilise cinq acronymes obscurs dans la même phrase.

Cosmos n’est pas très concerné par quoique ce soit.
Il veut juste devenir président d’un think tank.

À Beyrouth, il fait très chaud.

Jawad sent la poussière. Les rues sont inondées de fleur d’oranger. Les magasins relâchent des clients et des effluves d’épices mélangées aux relents de plastique. Dehors, les intersections sentent le pain grillé et l’huile chaude. Les routes sentent les moteurs. Les mobylettes surchargées sont asphyxiées et crachent du pétrole invisible que Jawad a l’impression d’avaler.

Il entend son nom crié depuis un appartement quelques étages au-dessus de la rue. C’est sa voisine du même âge—six ans—avec qui il joue parfois quand il ne va pas à l’école. Elle, elle ne va jamais à l’école. Jawad y va quand son père se rappelle de se réveiller et de déverrouiller la porte de leur appartement.

Le père de Jawad sent le tabac. Parfois, il part au travail. Il conduit des petits camions pour livrer des aliments dans la ville. Des fois Jawad peut venir avec lui, mais quand c’est le cas il s’ennuie. Après les livraisons, le père de Jawad va au bar avec d’autres hommes. D’autres fois, le père de Jawad va jouer ; il fait des paris. Jawad ne comprend pas bien en quoi consistent ces jeux, mais il sait que durant certains mois, quand son père y joue beaucoup, tous les deux mangent moins.

Jawad écoute son père fumer quand il rentre tard le soir. Plus tard il rentre, plus il est en colère. Quand il est en colère, il dit du mal de la Maman de Jawad, qui est aussi son ex femme. Il dit qu’elle s’est vendue, qu’elle est une princesse maintenant, et bien sûr qu’elle les a tous les deux oubliés. Il raconte qu’elle a des nouveaux enfants mais que Jawad est chanceux de n’avoir ni frère ni sœur. Jawad l’écoute mais il sait qu’un jour sa Maman viendra le chercher. Deux fois, son père a commencé à pleurer. Sinon, les autres fois, il s’endort sur le fauteuil de l’appartement.

L’année où Jawad a eu sept ans, à la fin du grand aïd, son père a parlé de sa sœur qui vivait à côté de Berlin, en Allemagne, en Europe. Il annoncé qu’elle allait venir dans une semaine, et que si Jawad et elle devenaient amis, Jawad pourrait aller en vacances chez elle. L’idée des vacances était en théorie une bonne nouvelle, mais le père de Jawad semblait inquiet en en parlant. Avant qu’elle arrive de l’aéroport, le père de Jawad était très anxieux et il disait qu’il fallait être gentil avec elle. Lorsqu’elle est arrivée, ils et elle sont allés ensemble au restaurant, ce qui n’arrivait jamais sauf quand un ami du père de Jawad pouvait les inviter. À la fin de la visite, le père de Jawad lui a annoncé qu’il partirait en vacances dès maintenant, avec sa tante, pour visiter Berlin.

Finalement, Jawad n’a jamais vu Berlin mais il est allé chez sa tante dans un endroit près d’une ville qui s’appelle Leipzig. La tante de Jawad avait déjà trois enfants et un mari qui travaillait beaucoup (tout le temps). Ses cousins allaient à l’école mais Jawad ne pouvait pas y aller pour l’instant. Alors, sa tante l’a amené plusieurs fois à l’Association où elle parlait avec une femme en Allemand et Jawad ne comprenait pas. Sa tante lui a juste dit qu’il fallait faire des papiers, mais il ne comprenait pas non plus ce que des papiers avaient à voir avec l’école, parce qu’il y avait déjà beaucoup de papier dans les écoles pour enfants. Au bout de quelques semaines, il a eu droit d’aller aux cours d’Allemand et il comprenait mieux. Au bout de quelques mois à regarder la télé en Allemand, il a compris de mieux en mieux, et un jour, il a parlé Allemand avec des enfants du parc et les enfants ont compris ce qu’il disait.


Cosmos est dans le bus de retour depuis Londres vers Winchester.
Il lit les minutes de la simulation de négociations diplomatiques qu’il a prises durant l’échange de jeunes auquel il vient de participer. Il voudrait ne pas rentrer à l’école et voyager pour parler lors de réunions et de sommets où on boit de l’eau pétillante et du café—décaféiné pour lui, ça lui donne de la tachycardie. Il voudrait aller étudier à Oxford dès maintenant, et après faire une thèse à Cambridge, puis ensuite aller participer à des séminaires à l’université de Taipei.
Bien sûr, il a un cœur et il n'oublierait pas les autres enfants de l'institution. Il reviendrait tous les ans pour donner des discours sur son parcours académique et expliquer aux autres à quel point il a réussi sa vie.

Il joue avec le sachet de fruits secs qu’il est en train de manger et ne comprend toujours pas les phrases qu’il relit pour la cinquième fois. Alors il prend son téléphone et fait défiler les images sur les réseaux sociaux. Il voit une photographie de la jeune représentante espagnole qui l’a ajouté en ami. Ils se sont séduits et ils se sont embrassés plusieurs fois à côté du café où le groupe allait après l’échange. Cosmos adore sortir avec des filles pendant quelques jours et ensuite ne jamais les recroiser. Draguer des fille, c’est comme écrire des articles académiques. Il faut s’y intéresser et y dédier quelques heures, répéter ce qu’on a appris, puis ensuite ne plus jamais s’y intéresser et oublier ce dont on a parlé—dans l’article ou avec la fille. Ensuite, on peut mettre cette nouvelle expérience sur son CV.