On ne vous a jamais dit que vous dansiez comme Ginger Rogers ? (done)

— Gingembre ou rousse ?
— Non. Comme Ginger Rogers, corrige la Sud-Africaine laconiquement ou timidement mais toujours avec ce furtif contrarié qui n’ose chercher le conflit.

Parfois on hausse un sourcil (oserait-on faire une remarque sur la couleur de peau différente des deux danseuses ?), s’étonne souvent, s’intéresse pour les plus curieux et se moque pour les plus perfides. Ginger se renfrogne toujours et ravale sa colère et sa peine sur ses chaussons de danse ou sa prise de notes. Ce jour-là c'est un perfide qui a décidé de lui voler dans les plumes.

L’adolescente est une des anomalies dans les recoins de l’orphelinat. Parce qu’elle a égrené des rumeurs à cause de ses hurlements de bête blessée alors qu’elle s’accrochait à la grille pour essayer de fuir l’orphelinat les deux premières années de son séjour à la Wammy, de son ancienne anorexie et de sa spécialité.
La danse classique. Non les danses. Toutes les danses possibles. Danser c’est viscéral chez elle. Presque un toc.
Souvent on se tait, généralement on murmure dans son dos, toujours on doute.
Elle a l’habitude qu’à chaque fois quelqu’un parmi les orphelins - toujours les harceleurs, les envieux du classement et les fous voulant défier Mello - vienne lui rappeler l’erreur qu’elle est. Ce jour-là ne fait pas exception.

— Pourquoi tu danses ? A quoi ça te sert ?

Les mots crachés à son visage lui font l'effet de gifles. Non pire que ça. Des coups dans le ventre. Des balles. Elle se fait piétiner par la violence de l’orphelin cruel. À regretter que Mello ne soit pas là pour encore la tirer de ce mauvais pas, exprimer cette rage qui l'a toujours terrifiée parce que contrairement à lui, Ginger n'explose jamais. Elle implose. Alors, elle encaisse, tremblante et les yeux brouillés de larmes.

Comme d'habitude, elle pourrait s'enfuir, pleurer ou ne rien dire. Satisfaire encore et toujours son bourreau. Mais il y a ce geste de trop qui la désigne avec mépris et incompréhension...qui désigne cette enveloppe charnelle avec laquelle elle cohabite. Le doigt accusateur ne pointe pas seulement sa maigreur, ce yo-yo morphologique contre lequel elle mène une lutte incessante. Non. Il désigne aussi tout ce qu'elle est jusqu'au trognon de ses os. Cette pièce rapportée étrange qu'elle est dans l'orphelinat et le classement.

À quoi va servir la danse pour succéder à L ? Qui a besoin que le plus grand détective du monde sache faire des pliés et des fouettés ? A quoi peut-elle prétendre cette ballerine, hein ? Bien sûr qu’elle sait que L, Wammy et tout le monde en ont rien à foutre de ce talent si durement cultivé et chéri. Quelle différence ? À part lui donner la force de se dresser sur la pointe des pieds pour tenir tête.

— Tu as raison ! Ca sert à rien, c'est ce que des imbéciles pédants croient ! Tous juste incapables de voir que c'est l'outil de communication pour exprimer ce que des mots ne peuvent trouver ! Que c'est une manière d'exprimer la beauté, communiquer avec les ancêtres, les dieux et même une arme ! Oui ! Une arme ! Qu'a fait ton L durant l'Apartheid ? Essaye de transformer ta colère en beauté, de continuer à chanter et à danser alors que les armes sont pointées sur toi ! La danse est l'arme des manifestations de mon pays mais vous ne savez pas protester...Mettre du beau dans du laid ça vous dépasse ! La danse est une arme dans toutes les nations ! Savais-tu que des cours de danse étaient donnés dans les armées au XIXe siècle ?! Non, tu ne sais pas ! Comme tu es incapable de voir que la danse classique existe depuis des siècles et a tenu plus longtemps qu'aucun régime ! Mais ça vous ne comprenez pas et ça sert à rien- RIEN DE VOUS EXPLIQUER !

Ginger s'arrête, vidée et sans le souffle. Presque effrayée de la frénésie des mots jetés en bouquet  d'une confusion brûlante. Le silence est de plomb dans la Common Room. Les orphelins disséminés en grappes éparses dans la pièce, sont surpris de la fureur de la Shape.

Paniquée de l’attention soudaine, elle s’éloigne, rouge de confusion et en lutte sur ses larmes. Ginger tente les mouvements du cygne puis enlève ses chaussons prestement, la respiration rauque. Alors, elle ferme les yeux et se laisse progressivement habiter par le rythme de ses mains et les modulations de sa voix. Son corps se déhanche et ses pieds frappent brutalement le sol tandis que ses jambes se redressent pour frôler sa tête. C'est plus que tribal. C'est son héritage. Sa libération. Son pamphlet.

Et que tousceux qui pensent que ça ne sert à rien aillent se faire foutre.
Cordialement.

Elle se souvient du bougainvillier noyant de rose la terrasse et le mur. De la lumière entre les feuilles de manguiers. Des jacarandas en fleurs. Le souvenir diffus du pays en contraste du gris et du bitume anglais.

Elle se rappelle du son lancinant et langoureux du saxophone d’Ubaba. Des notes ricochant contre les murs, sous l’éclat tamisé comme de l’or liquide et le parfum d’ananas de la bière dans le club de jazz. De la voix gutturale et profonde d’Umkhulu chantant avec le voisin et les oncles du village les chants traditionnels. Des Ugogos lui apprenant les danses des ancêtres entre deux mangues bien juteuses. Des rires partagés avec les cousines à apprendre à dresser les jambes pour effleurer le ciel. D’Ubabekazi grondant sa fureur contre l’Apartheid et sa fierté pour Mandela. Des danses sous les étoiles pour la Coupe du Monde et les déhanchés de Shakira. D’Umama chantant les negro spiritual dans son club de gospel et le blanc chaud et brillant de l’église. La musique comme colère, espoir, mémoire, sublime de ses racines.

Elle ressent encore le contact de l’herbe, de la terre, des carreaux de la cuisine contre ses pieds. Des rayons de soleil sur sa peau dans la classe,  les grandes avenues commerçantes de Durban et les marches du studio de danse. De l’odeur de la maison, du linge coloré et humide d’Ubabekazi, de la mousson. Du goût des glaces sur la plage, des confitures de kumquats au matin, de son premier fouetté réussi, de celui de ses larmes dans l’avion.


Elle se trompe sur le chemin de la maison de la maman d’Ubaba dans les venelles d’Umlazi - après l’arrêt de bus à l’entrée du township ou au sommet de la colline ? Si c’était pour le mariage de cousin Andile ou cousine Thulile qu’on avait chanté Asimbonanga - ou était-ce cette nuit pour l’anniversaire d’Umama au club de jazz ? Si Ubaba et Umama étaient au premier rang ou au cinquième tout à gauche pour son premier spectacle de danse.

Elle confond les visages des oncles, des tantes et des cousins. Du jour où elle a participé à la première célébration de son peuple en mémoire des guerriers et pour le culte des ancêtres. Du goût du maïs grillé alors que Ginger Rogers valsait avec Fred Astaire dans sa belle robe blanche. Quand Ubaba chantait avec elle et Umama coiffait ses cheveux. Le jour de leur mort.

Comment sont-ils morts ?

Elle veut l’oublier.

Parce que sinon elle ne serait pas dans cet étrange bâtiment au parc si immense et pourtant si terrifiant, si terne par rapport au paysage de son pays. Dans cette campagne aux odeurs si sauvages et agressives. Parmi tous ces enfants multicolores mais ne parlant aucune des langues de sa nation arc-en-ciel.
Gugulethu vient de fêter ses neuf ans.

Et en ce 12 août, elle pleure pourtant encore à grosses larmes en suppliant les grandes personnes et les orphelins curieux en Zoulou et Xhosa à rentrer chez elle. Un an qu'elle est déracinée.


Du sel des larmes, de la douleur de la séparation, du déracinement à vif, Ginger s’est réfugiée dans la danse. Elle a continué les pirouettes, les pointes, les fouettés. Rêvé de tutus et de Casse-Noisette. Fui les piques racistes, médisantes et indiscrètes derrière la seule chose qui lui restait et semait un peu de couleurs dans cette nouvelle vie si monochrome et fade en comparaison.

La danse et son pays.

Elle a pourtant eu un peu honte, presque regretté sa culture en entendant les rires et les moqueries parce qu’une poitrine à l’air c’était inconcevable. Alors que danser seins nus - aussi ridiculement petits d’ailleurs, rien en comparaison d’Umama et tante Mbali - c’était si anodin chez les Zoulous. Elle avait ravalé sa rage et régurgité sa bile cet après-midi là. Plus jamais elle n’a montré ses seins.

Elle a eu un peu envie de mourir. Pour peu qu’elle puisse rejoindre Umama, Ubaba et les songes d’ocre et d’acryliques de son enfance. À la place, elle a dansé, dansé et dansé jusqu’à en malmener son corps. Pour un  rien de perfection. Aussi pour que sa souffrance ait un sens physique peut-être. Parce que la danse, les danses, DANSER était la seule chose qui magnifie les dissonances de son existence. D’un vilain canard gauche, elle se sentait devenir cygne et même mouette.

Heureusement, quelques adultes et amis tendrement apprivoisés ont su trouver les gestes pour panser ses maux. Lui promettre que si le retour ne serait pas pour tout de suite, sa vie ne s’achevait pas à cette maudite succession et ce brouillard anglais. Et de cette violence et de cette souffrance contre elle, Ginger a fini par doucement un peu plus dresser le menton, exprimer le feu en elle et porter toujours plus fièrement le poids de son existence.

Mais si elle tremble encore parfois des genoux et verse des larmes amères, c'est vous qui baisserez les yeux en la voyant brûler et vous ensorceler de sa passion.