les mains sales (pure)

Viscéralement ce lieu la fait vomir.
Ce bois massif et suranné qui s'élance et se courbe en de longues lignes élégantes recouvert d'un vernis sans défaut. Cette scène immense éclairée par une lumière majestueuse venue des projecteurs. Loin lui semble le laboratoire sale et incohérent auquel elle se confond. L'amphithéâtre est d'une propreté écœurante qui n'est pour elle qu'une beauté stérile et sans âme.

Héphaïstos n'est pas de cet endroit. Elle n'appartient qu'aux espaces terribles du désordre dont l'air est opaque et poisseux, ne connaît que l'odeur rance de ce qui se désagrège.
D'un doigt elle écrase sur la table la plus proche son empreinte répugnante, semblable aux clébards qui pissent pour marquer leur territoire.

Elle est entrée ici comme par effraction. Quelques regards se posent sur elle et s'interrogent: son sweat-shirt troué par les étincelles des scies manipulées toute la journée, les tâches de suies sur le menton et ses cheveux râpeux qui sentent le fer brûlant, tout rappel à Héphaïstos qu'elle est anachronique à ce territoire.

Un coup d’œil rapide et elle aperçoit Pure qui range ses affaires en prononçant quelques mots à des camarades quelconques. La salive d'Héphaïstos se met à rouler dans sa bouche et, abjecte, elle crache un mollard qui va s’achever sur le tapis délicat à ses pieds. Qu'ont ses visages misérables à dire à Pure ? Qu'échangent-ils ? Qu'osent-ils prononcer en sa présence ?

Pure adresse une ultime salutation et se dirige vers la sortie au sommet des gradins où l'autre l'attend. Elle monte les quelques marches suffisantes à lui faire remarquer Héphaïstos.
Leurs regards se heurtent mais bien sûr les yeux de Dora n'ont jamais quitté la silhouette de Pure : ils impriment et s'imprègnent, n'ignorent aucune seconde ni un seul de ses mouvements.

Alors qu'elle arrive à sa hauteur, Héphaïstos lui tend une petite flasque dans laquelle repose une huile que Kama lui a offert.

« Pour tes mains. »

Sa langue passe furtivement sur ses lèvres. Ah qu'elle se délecte d'avance d'observer Pure s'appliquer l'huile visqueuse sur ses cuticules abîmées.

Un sourire inoffensif, une parole agréable. Partez sans moi, je vous rejoins. Bien sûr, ne m'attendez pas, ce n'est rien, je me dissous dans cette pièce trop grande et trop petite. Mais il y a finalement l'odeur de l'acier et de la sueur, du réel et vrai. Pure s'interrompt alors qu'elle s'apprêtait à sortir, sa main déjà tendue pour enclencher l'interrupteur.

– Pour tes mains.

Pure éteint les lumières orangées qui éclairent la pièce, dans un réflex un peu idiot qui lui fait lâcher un rire enfantin.

Et elle prend la fiole tendue, sans même penser à dire merci, sans même feindre la reconnaissance. Elle prend parce qu'on lui donne. Elle prend en la regardant droit dans les yeux.

C'est normal, c'est Héphaïstos. Qui a apprivoisé qui, au final ?

Il ne fait pas totalement noir, le jour n'est pas encore complètement tombé, mais les cours sont finis et une ambiance feutrée pèse délicieusement sur la pièce.

– Hé.

Et elle s'entend proférer, son sac sur l'épaule :

– Viens, on fait un truc interdit.

Puis, comme si elle venait d'annoncer une banalité, elle ouvre la fiole pour en humer les extraits de plantes.

L'interrupteur fléchit.

« Viens on fait un truc interdit. »

La pénombre nouvelle exulte la chair. Les commissures des lèvres s'étirent dans un sourire plus terrifiant qu'un gouffre.

Héphaïstos ne connaît pas la désobéissance puisque sa simple conception brave déjà tous les interdits. Ni humaine, ni anomalie, elle agit en divinité sans limite, exclue des lois auxquelles sa forme corporelle ne peut se soumettre.
Et pourtant les doux mots de Pure la touchent.

Bien sûr elle veut braver. Réduire à la poussière ce qui n'aurait jamais dû s'extirper à la poussière.

« Je veux aller sur la scène. » Le prononcé de la phrase est limpide tant elle y met de l'application.

Ses pieds impies veulent fouler cette surface brillante qui leur ont toujours été refusée. Profane, elle veut souiller le parquet sacrée comme elle souille déjà, par sa présence, le haut des gradins.

Elle ne bouge pas pourtant, scrute le visage de Pure.
L'inertie impatiente de la machine infernale ne se désamorce qu'avec lenteur ; mais rien ne l'arrêtera une fois lancée.

– Je veux aller sur la scène.

Pure attend la suite dans l'air qui ondule, comme s'il manquait des vers. Son sac tombe avec fatras. C'est une fois libérée qu'elle se rend compte de son poids. Estomaquée, son regard se fixe un instant au sol.

Pourquoi tout ça, déjà ?

Quand elle relève son visage, c'est pour observer à son tour.

– Viens.

Et elle lui tend sa main abîmée, rongée, crevassée.

Elles montent sans passer par les marches prévues pour, se tirant l'une ou l'autre.

C'est au milieu de la scène qu'elle se rend compte à quel point tout est factice. Elle repense aux examens, à la compétition stérile mise en place. Elle se demande pourquoi elle questionne tout cela alors qu'avant tout lui paraissait sensé.

Elle a la main sale.

– Et maintenant ?