why didn't you come to me first? lux

Elle se réveille tout d'un coup, extirpée comme hors de l'eau du sommeil.
Délogée, elle s'arrache au repos et secoue son corps et sa couette, relevant le tissu moelleux d'une main dure. Face à elle la fenêtre est un rectangle duquel elle aperçoit la lune immense et lourde, prête à s'écraser sur la terre et sur les hommes. Il y a au-dehors un orage qui se lève, se prépare, s'échauffe: un vent qui fait vrombir la vitre puis le crissement des feuilles et celui des branchages.
Dora tressaille. Elle a horreur de la tempête.

Un craquement et un rire étouffé.
Elle n'a pas vu encore mais un éclat blafard a envahie toute la chambre comme un spectre blanc. Celle d'un écran sur le lit d'à côté : Lux bien sûr qui grignote ses chips et regarde son ordinateur, le casque vissé sur les oreilles, éveillée en pleine nuit comme tous les soirs.

Sur la table de chevet les chiffres analogiques indiquent deux heures passée mais qui s'importe de l'heure à cette heure-ci ? Dora a soulevé sa carcasse engluée par l'obscurité et fait le pas qui l'approche du lit voisin. Ses deux yeux se gorgent de la lumière artificielle comme un moustique magnétisé par l'incandescence d'une ampoule.
Elle pousse un grognement que Lux ne remarque pas, tout à sa contemplation des images qui défilent. Plus proche, Dora les distingue aussi: une troupe de vieux hommes chichement vêtus et elle est impressionnée par la substance de leurs corps, pleine de stature malgré leur apparente vieillesse.

Sa langue sèche passe sur ses lèvres gercées. Alors sans crier gare et sans même qu'elle s'en rende compte, Dora attrape l'épaule de Lux avec une brusquerie incontrôlée et vient écraser un doigt plein de sommeil sur l'écran d'ordinateur.

« C'est quoi ? »

Ce qui fascinait Lux chez les Corleone, en dehors de leur cadre de vie luxueux et leurs costumes raffinés, c’était les liens de sangs qui les unissaient et rassemblaient des personnalités polairement opposées sous la coupole d’un nom, d’un clan, d’un code d’honneur.

Ce génie du sang lui était évidemment totalement étranger. Sacrifier son individualité pour les besoins de quelque chose, une masse, une foule qui la dépasse lui était impensable.
Mais contrairement aux Corleone, qui avaient tout au monde et tout à perdre, Lux, comme les autres résidents de Wallons House, n’avait eu pendant longtemps rien d’autre qu’elle-même à protéger et faire survivre.

Dans le confort de sa chambre, sous un plaid en polaire pour la nuit du faux printemps anglais - i.e. l’automne éternel qui s’abat sur le pays par trombes d’eau intermittents - elle a les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur et a posé son téléphone face contre lit derrière elle pour ne pas se laisser distraire, fait très rare.

Seuls les ronflements sonores d’Hephaïstos auraient pu la déranger, mais ils faisaient partie intégrante de sa vie quotidienne, au même titre les petits pas rapides d’Abbey dans le couloir, tout comme les voisines de chambre qui s’éveillent au petit matin quand l’américaine et la roumaine sont encore enfouies sous leurs couettes.
Les grondements de sa respiration - que produisent un si petit corps, un vrai mystère pour Lux - sont même devenus un élément essentiel dans le décor familier de sa vie.

Malgré les écouteurs vissés dans ses oreilles, elle a entendu Hephaïstos se réveiller, et observe par coups d’oeil la masse informe qui érige et accoste son lit. Elle ne cille pas quand le doigt de la forgeronne s’écrase sur la permanente de Diane Keaton jeune, mais la tire par le bras pour qu’elle s’installe dans sa caverne duveteuse, sans dire un mot. Enlève un de ses écouteurs et la met à la hauteur de l’oreille de sa colocataire pour qu’elle la mette.

« Ça parle d’une famille... Attends c’est une scène importante. »

Elle saisit d’une main la bouteille de Pepsi au sol et la lui tend, sans détacher son regard de l’écran.

Sonny se fait fusiller au péage.

La bouche s'arrondit et le front se plisse tandis que des femmes en robes longues et aux chevelures ornées de chapeaux discutent avec des hommes cintrés dans des trois pièces aux manches retroussées. Une décapotable s'éloigne en scintillant sous un soleil inébranlable.

Ce ne sont ni les coups de feux, ni la violence qui la captivent mais les scènes de repas. Elle qui n'a jamais accordé d'importance au raffinement de ses mets voit défiler plats de viandes, assiettes recouvertes de sauces arrosées de vins sombres (beaucoup de vin). Un restaurant laisse place à une cuisine affairée, à une célébration puis à d'autres tablées. Les vapeurs des cigares voilent délicatement les scènes des estomacs pleins et apaisés.

On oublierait que ce sont des gangsters (Héphaïstos, elle, le comprends à peine), qu'une mitraillette apparaît de temps à autre pour faire couler le sang sur un carrelage noir et blanc. Elle adore l'esthétique des corps qui chutent.

« Ca parle d'une famille... » répète-elle en ouvrant, sans la discerner, la bouteille de soda (et quelques gouttes invisibles tombent sur la couette).

D'une main instinctive, elle a trouvé le bras de Lux et son menton vient se reposer sur son épaule.

Elle ne parle pas, seule sa respiration profonde témoigne de ces images à laquelle sa vision ne peut se soustraire.
Le visage de Diane Keaton disparait derrière une porte et les crédits se mettent à défiler.

« Déjà finit ? »